Décryptage

Energy Observer : un bateau à batterie lithium

Posté le 4 avril 2018
par Pierre Thouverez
dans Matériaux

Le laboratoire flottant du CEA Liten a quitté le port de Marseille le 28 mars 2018 pour entamer une tournée méditerranéenne de 8 mois. Comment qualifier ce bateau ? "Bateau à hydrogène" ou "bateau à batterie" ?

Observons Energy Observer (ex trophée Jules Verne): le système à hydrogène n’est activé que quand les batteries (106 kWh, soit l’équivalent du réservoir d’une Tesla S haut de gamme) n’ont plus assez d’énergie en réserve pour compléter l’alimentation électro-solaire directe. Les voiliers sont équipés de moteurs thermiques de secours (bon marché), mais on ne les appelle pas pour autant « bateaux à moteur ». C’est le système énergétique principal qui confère le nom de « voilier » (bateau à voile).De même l’Energy Observer est donc plutôt un bateau électro-solaire à batterie lithium-ion (système principal) à prolongateur hydrogène (système secondaire). 

L’avion Solar Impulse est parvenu à faire le tour du monde (en plusieurs étapes dont la traversée de l’Atlantique en 5 jours) en recourant uniquement à des batteries, et pas du tout à l’hydrogène. Or dans les airs une panne énergétique est plus préoccupante qu’en mer.  Selon  Forsee Power, « le système batteries » d’Energy Observer est « constitué des modules Flex EP7 et des systèmes de gestion BMS (Battery Management System) et Master-BMS ». Commercialisé depuis 2012, « la technologie Forsee Power garantit un haut niveau de sécurité, de fiabilité et de durée de vie, et dispose d’une expérience dans les applications marines. » Une photo des batteries de l’Energy Observer est disponible sur cette page.

L’intérêt pédagogique d’Energy Observer est en réalité de montrer que l’hydrogène jouera un rôle très marginal dans la révolution énergétique globale, à l’inverse de la batterie qui sera au centre de cette révolution. En fait, grâce aux prévisions de météo marine, Energy Observer fonctionnerait très bien même si on lui enlevait son (coûteux et encombrant) système de secours à hydrogène qui comprend des dessalinisateurs, des compresseurs énergivores à deux étages 30 et 350 bars, et des réservoirs en plus d’un électrolyseur et d’une pile à combustible. La multiplication des pièces augmente les risques de pannes. « La simplicité est la mère de la beauté ». A fortiori en milieu maritime. Sur le plan énergétique chaque kWh photovoltaïque qui entre dans le système à hydrogène est hautement dégradé. Il reste moins de 0,25 kWh utilisable en bout de chaîne. L’électrolyse, à elle seule, consomme environ 30% de l’énergie. La compression de l’H2 à 350 bars, environ 15%. Le passage dans la pile à combustible engloutit environ 50% de ce qui reste. Le dessalement est également énergivore. Sans parler des fuites: H2 est une molécule minuscule. Energy Observer a coûté 5,5 millions d’euros pour sa conversion, et va coûter 4 millions d’euros par an. La moitié de ce budget est bouclée.

Au final Energy Observer est un bateau très lent. « Le bateau n’a aucun souci d’autonomie lorsqu’il navigue à 3 ou 4 nœuds (entre 5,5 et 7,4 km/h ndlr), il est pour l’instant handicapé dès lors qu’il veut aller vite », explique l’Usine Nouvelle. « Et là c’est tout un équilibre à trouver, par exemple, sur l’usage des éoliennes, verticales, qui produisent de l’électricité mais peuvent freiner le bateau. De même pour l’utilisation des hélices en mode inversé comme hydroliennes pour produire de l’électricité lorsque le bateau est tracté par le kite. »  Un marcheur moyen fait du 5 km/h, un marcheur athlétique, 7 km/h. Le capitaine va-t-il finir par remettre ses voiles d’origine à cet ancien voilier ? Des voiles photovoltaïques ? Le Vestas Sailrocket 2, piloté par l’australien Paul Larsen, détient depuis le 18 novembre 2012 le record du monde vitesse à la voile sur un mile nautique : 59,37 noeuds (109,94 km/h). L’Energy Observer, sans son mât et chargé de son nouveau système de propulsion, a du plomb dans les ailes.

Mais l’industrie Oil&Gas semble vouloir utiliser ce bateau en tant que vecteur médiatique de l’ « Hydrogen Economy », concept émis pour la première fois par Georg W. Bush lors de son discours sur l’état de l’union en 2003. Engie, ex-GDF-Suez (GDF = Gaz de France) est devenu fin mars 2018 le principal partenaire d’Energy Observer, aux côtés d’Air Liquide dont le service communication a diffusé le message suivant le 25 mars 2018: « Energy Observer, navire futuriste équipé de moteurs alimentés par des panneaux solaires, des éoliennes, mais surtout un électrolyseur qui transforme l’eau de mer ». Toyota, promoteur de la voiture à hydrogène, a aussi rejoint le navire communicationnel. « Energy Observer prouve que l’on peut complètement fonctionner aux EnR, et démontre que l’hydrogène est bien le chaînon manquant pour aller vers un monde sans émissions de CO2 » a renchérit depuis Marseille Michèle Azalbert, directrice de la Business Unit « Hydrogène renouvelable » au sein d’Engie.Le capitaine d’Energy Observer adopte l’angle communicationnel de l’ouverture à la diversité et de la tolérance technologique en plaçant sur le même plan batterie et hydrogène: « En mer, à bord d’Energy Observer, nous avons autant besoin du soleil que du vent, des batteries et de l’hydrogène. Il en est de même sur terre. Les énergies et les moyens de stockage sont complémentaires et nous devons apprendre à les faire fonctionner ensemble : il n’y a pas une seule solution contre le réchauffement climatique, mais une multitude de possibilités. ». Or c’est le trio solaire + éolien + batterie qui constitue le cœur du système énergétique de demain. L’hydrogène est un outil périphérique de secours, une bouée de sauvetage durant les rares périodes à la fois sans vent et sans soleil pendant plusieurs jours d’affilés. C’est la batterie (très efficiente) le pilier du système, tant dans l’avion Solar Impulse que dans son cousin des mers, Energy Observer. De même que c’est la STEP (Station de Transfert d’Energie par Pompage qui est une batterie hydraulique) qui est l’axis mundi du système électro-éolien de l’île canarienne d’El Hierro. Pas sa bouée thermique. L’île de Tesla (Ta’u, Samoa américaines) a remplacé la STEP par des batteries lithium (stockage électro-chimique). Et ce sont bien les batteries les cerveaux énergétiques de ce système électrique insulaire, pas les générateurs diesel de secours.

D’un point de vue biomimétique la batterie c’est comme un muscle, le foie ou le sang qui stockent le glucose, tandis que le système à hydrogène c’est comme les cellules adipeuses du ventre ou des cuisses qui stockent la graisse. Le système énergétique principal repose sur le glucose, celui qui repose sur la graisse est secondaire et n’est utilisé qu’en situation de pénurie alimentaire. Les sportifs de haut niveau disposent généralement de très peu de réserves lipidiques.

« Après avoir fait l’apologie des biocarburants ces dernières années, l’Union pétrolière semble en train de prendre fait et cause pour l’hydrogène » a remarqué la Tribune de Genève à l’occasion du salon automobile de Genève 2018. « Il est logique pour l’industrie des combustibles fossiles de faire pression pour la voiture à hydrogène, car pour eux, l’hydrogène est essentiellement une extension de leurs produits » avait dès 2015 analysé l’AVEQ, l’Association des Véhicules Électriques du Québec. « En d’autres termes, « l’économie de l’hydrogène » c’est « l’économie des combustibles fossiles » avec une teinte verte. La voiture pile à combustible est une technologie de substitution. En cas de succès, l’hydrogène viendrait tout simplement remplacer l’infrastructure de distribution des combustibles fossiles avec une infrastructure miroir, pour l’hydrogène. »  Selon le président de l’AVEQ (6 mars 2018) « le choix de l’hydrogène ne va que retarder les nombreux projets électriques, ce qui sera dommageable et même néfaste pour l’électrification des transports. » Comme le dit le dicton, « l’hydrogène, c’est du pétrole en smoking ». L’élément « le plus abondant de l’univers » est l’arbre qui cache la forêt du gaz fossile. Il optimise sa valeur corporate.

L’hydrogène: un parangon du gaz fossile

Il n’y a pas qu’en mer que les batteries marginalisent les solutions gazières. Sur Terre les ventes de voitures électriques à hydrogène ne parviennent pas du tout à décoller, contrairement à celles des voitures électriques à batterie qui sont 2,5 fois plus efficaces sur le plan énergétique. Les déboires de Tesla, qui ne parvient pas à produire en masse sa Model 3, ne changeront rien à cette tendance de fond drivée par l’Asie. « Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C’est un torrent de chair vivante qu’aucune digue ne saurait contenir » remarquait Jules Verne. En Allemagne, le groupe Linde a été contraint de stopper son projet de voitures à hydrogène partagées car elles ne sont pas compétitives face aux voitures à batteries partagées. Et aux USA le gaz fossile (méthane qui assure aujourd’hui 95% de la production mondiale d’hydrogène), malgré le boom du gaz de schiste, est en déclin. Les solutions solaire + éolien + batterie sont meilleures marché et menacent le business Oil&Gas souligne l’agence Bloomberg New Energy Finance (BNEF).

Face à l’effondrement du coût du solaire et/ou éolien + stockage batterie le marché des centrales à gaz s’effondre comme une peau de chagrin. General Electric (GE) et Siemens ont à présent du mal à vendre leurs turbines à gaz, et cela impacte leur valeur boursière. Ces deux géants américain et allemand suppriment des milliers d’emplois à l’échelle mondiale.  Comme l’a rapporté le Financial Times, le directeur exécutif de Siemens, Joe Kaeser, a posé une question provocante aux journalistes le 9 novembre 2017. Savent-ils combien de turbines a gaz ont été commandées en Allemagne durant les trois dernières années ? « Je vais vous le dire », a-t-il déclaré. « Un total de deux ! ».

« La fin du gaz naturel est proche » estime Danny Kennedy, Directeur exécutif du Fond Californien de l’Energie Propre (CalCEF). C’est paradoxal en contexte de boom du gaz de schiste, mais « rien ne saurait étonner un américain » estimait Jules Verne. « Au milieu de la folie de 2017 un changement important est davantage passé inaperçu que probablement tout autre aux sommets de l’économie : le gaz naturel a disparu du plan pour l’avenir » a ajouté Kennedy. « C’est majeur. Le gaz naturel n’est plus un concurrent ou un prétendant mais juste un vestige du passé, susceptible de tomber aussi lourdement et aussi vite que le vieux roi charbon, et peut-être plus vite ».

La DG d’Engie, Isabelle Kocher, a une autre vision (septembre 2017) : « Le gaz naturel est une source d’énergie indispensable pour arriver au scénario du tout renouvelable. » Il est, selon la dirigeante, la « clé de voûte de la révolution énergétique ». Mais si « le gaz naturel a tué le charbon, maintenant les renouvelables et batteries prennent le dessus »  a constaté The Guardian le 29 janvier 2018.  « Pour éviter un dangereux changement climatique, nous ne pouvons pas compter sur le gaz naturel remplaçant le charbon » a ajouté le média britannique.

« Une nouvelle ère de batteries sème le trouble pour le gaz en Amérique »  a renchérit l’agence Bloomberg à New-York. Le média indien The Economic Times a enfoncé le clou: « Les batteries tueront les fossiles. C’est juste une question de temps ». Et le San Francisco Gate a titré le 31 mars 2018: « Batteries incluses: même l’énorme projet saoudien de ferme solaire les utilisera ». Une ferme solaire PV + stockage batterie de 7,2 GW devrait voir le jour dès 2019. Le japonais SoftBank a fixé un objectif global saoudien de 200 GW à horizon 2030. Un élément clé de ce projet sera la construction de la plus grande batterie du monde en deux ou trois ans, et qui délivra de l’électricité solaire aux consommateurs durant les soirées a déclaré Masayoshi Son, fondateur de SoftBank. Parallèlement le groupe français EDF a annoncé le lancement d’un « plan stockage électrique » de 10 GW à horizon 2030 portant sur des batteries et des STEP. Selon l’analyste Chris Thompson, il y a 10 raisons expliquant pourquoi les batteries sont plus intéressantes que les turbines à gaz (peakers).

Ce que la chenille appelle la fin du monde, le sage l’appelle le papillon

Selon le San Francisco Gate les « batteries incluses (du projet saoudien) constituent un signal majeur qui marque un point de bascule de l’industrie ». Dans ce contexte, même avec un gros budget de communication médiatique et un joli bateau  pour renforcer le hype, l’Hydrogen Economy (qui s’incrit dans une logique de substitution) pourrait avoir du mal à s’imposer face à l’Electron Economy, concept du physicien suisse Ulf Bossel qui s’inscrit dans une logique de métamorphose. L’Electric Economy (formule du PDG de Tesla, Elon Musk) est dans tout les cas bien plus efficiente sur le plan énergétique.

Thierry Lepercq, VP innovation d’Engie, le 25 avril 2017 lors d’un débat sur l’avenir de l’électricité en présidence du directeur innovation d’EDF (à 15’27 dans la vidéo): « Un débat technologique (…) Assurer au centième de seconde la stabilité du réseau (…) Il y a un sujet absolument central chez Engie, qui est l’hydrogène-énergie. La production d’hydrogène à grande échelle dans une logique minière, j’insiste sur le mot minière, avec du solaire et de l’éolien très abondants dans certaines régions du monde, au prix du gaz naturel liquéfié. Il s’agit de remplacer le pétrole et le gaz à un horizon relativement rapide. Mais tout cela n’a de sens que si c’est intégré dans un système et ce système-là ne peut être qu’électrique. C’est l’électricité qui fait système, c’est l’électricité qui connecte tous les usages, c’est l’électricité où les plateformes logicielles doivent fonctionner, c’est aussi l’électricité sur un plan industriel où on a en France une occasion absolument unique de créer une industrie qui soit comme cela a été pour le nucléaire ou l’hydroélectrique il y a encore plus longtemps, un leader mondial. »

Jean-Gabriel Marie


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