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Les ingénieurs ont-ils à se préoccuper des enjeux éthiques des techniques ?

Posté le par La rédaction dans Entreprises et marchés

Un des arguments couramment avancés pour juger que la contribution des ingénieurs aux débats sur l'éthique des techniques n'est pas pertinente consiste à dire que les questions d'éthique ne relèvent pas de la compétence propre des ingénieurs.

Les ingénieurs n’ont pas d’avis légitimes en matière d’éthique

C’est l’argument de Samuel Florman, un ingénieur civil américain, humaniste, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur le génie et sa pratique dont The Existential Pleasure of Engineering (1976). Dans ces écrits, Florman se montre très critique à l’égard des nombreux codes promulgués par les associations d’ingénieurs de son pays. Il est très sceptique face à l’obligation faite aux ingénieurs à travers ces codes – tout au moins les plus récents – de protéger le public contre les effets potentiellement néfastes des développements techniques.
Selon lui, les ingénieurs ne sont pas plus qualifiés que les autres citoyens pour déterminer ce qui est le meilleur intérêt de tous. Ils n’ont par conséquent pas de responsabilité particulière dans la protection du public « Heureusement, écrit-il, les ingénieurs ne sont pas plus reconnus pour déterminer comment organiser le monde que ne le sont les politiciens, les romanciers, les dentistes ou les philosophes ». Il précise même dans The Civilized Engineer (1987) que « la place de l’ingénieur n’est ni dans l’arène politique ni dans la cacophonie de l’opinion publique ».
Armin Grunwald, Directeur l’Institut pour l’évaluation des techniques et l’analyse systémique de Karlsruhe abonde dans le sens de Florman. Il a développé ses idées sur le sujet dans un article publié dans Science and Engineering Ethics, dont le titre particulièrement explicite est : « de la surestimation de l’importance de l’éthique dans le développement technique ».

Respecter et faire respecter les normes suffit

Grunwald s’oppose aux éthiciens qui considèrent, selon lui, que le développement technique est dominé par les ingénieurs et en concluent que l’Engineering Ethics (la déontologie professionnelle telle qu’elle est développée aux USA, en fait) est le meilleur, voire le seul instrument pour éviter les impacts négatifs des technologies. Il rappelle que l’éthique a pour objectif de résoudre les conflits moraux et que les ingénieurs n’en rencontrent pas ou presque pas dans leur travail. Il souligne, d’autre part, que si les apports des ingénieurs et des scientifiques sont nécessaires et premiers, ils ne constituent pas le facteur prédominant de l’orientation du développement technique. Selon lui, les choix sont faits par les dirigeants d’entreprise en fonction d’un calcul coût/bénéfice dans le cadre d’un marché concurrentiel et les chefs d’entreprise eux-mêmes ne sont pas libres de faire comme bon leur semble, car ils sont liés à une régulation politique et aux attentes sociales et culturelles de leur environnement.
Grunwald en déduit que la seule responsabilité qui incombe aux ingénieurs est de s’assurer que les normes en vigueur sont appliquées, éventuellement de repérer les vides nécessitant une révision des normes ou l’élaboration de nouvelles. Il précise néanmoins que si les ingénieurs n’ont pas besoin d’être des experts en éthique, il est important qu’ils soient capables de transmettre leurs expériences, leurs inquiétudes et qu’ils développent pour cela une sensibilité éthique.
Christian Hogenhuis est un chercheur Néerlandais qui a participé au projet du manuel européen Technology and Ethic, co-dirigé par deux chercheurs lillois, Philippe Goujon et Bertrand Hériard Dubreuil (2001). Si, selon lui, tous les acteurs ont un rôle à jouer dans la maîtrise du développement technique il n’en reste pas moins que les ingénieurs ont une position et par conséquent des obligations tout à fait particulières.

Des obligations plus étendues dans les faits

Un des rôles des ingénieurs est certes de communiquer les spécifications techniques, mais ceux-ci peuvent aussi (et doivent parfois) proposer des alternatives à leurs supérieurs. S’il n’est pas de leur ressort, en théorie, d’indiquer l’impact social et les implications morales des alternatives techniques en présence, cela fait partie, dans les faits, de leur responsabilité par ce qu’ils sont les seuls à pouvoir le faire. Une autre raison est que les ingénieurs sont souvent managers ou décideurs, c’est encore plus vrai dans notre pays que dans ceux des auteurs cités. Une autre encore, plus universelle, est que les conséquences des choix techniques ne peuvent pas toujours être évaluées par leurs supérieurs et que ces derniers leur font en général confiance.
Alastair S. Gunn et P. Arne Vesilind, spécialistes des questions environnementales vont encore plus loin en affirmant que les ingénieurs doivent introduire les problématiques environnementales au moment de la conception des projets, avant même que ceux-ci ne deviennent publics. Plus largement, les ingénieurs ont, selon eux, la responsabilité d’introduire les questions de valeurs dans les rapports qu’ils remettent à leurs clients ou à leurs supérieurs. S’il est important que le public acquière une compréhension des enjeux des techniques, s’il doit être prêt à assumer ses propres responsabilités là où celles des ingénieurs et experts techniques se terminent, la responsabilité des ingénieurs pourrait bien dépasser la définition minimaliste qui consiste à veiller simplement au respect des normes en vigueur, et les ingénieurs avoir leur place dans les débats sur les enjeux éthiques des techniques.

Références
Florman Samuel, 1976, The existential pleasure of engineering, St Martin’s Press
Florman Samuel, 1987, The civilized engineer, St Martin’s Press
Grunwald Armin, 2000, «Against Over-Estimating the Role of Ethics in Technology Development», Science and Engineering Ethics, 6(2): 181-196.
Goujon Philippe, Hériard Dubreuil Bertrand, 2001, technology and Ethics. The Quest of responsible Engineering, Leuven : Peeters
Gunn Alastair S., Vesilind P. Arne, (1986), Environmental Ethics for Engineers, Levis publisher, Michigan, 1986.

Par Christelle Didier

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