Interview

Haffner Energy : « Notre solution va permettre d’accélérer très fortement le cours de l’Histoire »

Posté le 10 mai 2022
par Benoît CRÉPIN
dans Énergie

Après plus d’une décennie de travaux de recherche et développement, Haffner Energy propose aujourd’hui une technologie, baptisée Hynoca, qui pourrait révolutionner la production d’hydrogène. Réalisée à partir de biomasse, elle se révèle en effet négative en CO2, grâce à la production, en plus du gaz d’intérêt, d’un résidu solide, le biochar, permettant de séquestrer de grandes quantités de carbone dans les sols.

Embryonnaire il y a une douzaine d’années, le procédé Hynoca développé par Haffner Energy est aujourd’hui mature, et a abouti au dépôt de près de 80 brevets. La possibilité de produire de l’hydrogène « carbone négatif » à partir de biomasse a dans un premier temps été testée à Vitry-le-François (Marne), dans le cadre du pilote VitrHydrogène, puis démontrée à l’échelle industrielle à Strasbourg (Bas-Rhin), dans le cadre du projet R-Hynoca, dont les premiers essais ont eu lieu mi-2021. Introduite en bourse le 15 février dernier, Haffner Energy ambitionne désormais de déployer largement sa solution, qu’elle considère comme une technologie de rupture. D’ores et déjà compétitive face à l’électrolyse, la technologie Hynoca pourrait se révéler un atout clé pour aider la France et l’Europe à conquérir leur indépendance énergétique, comme l’estime Philippe Haffner, cofondateur et PDG d’Haffner Energy.

Philippe et Marc Haffner, cofondateurs d’Haffner Energy. © Haffner Energy

Techniques de l’Ingénieur : Quel est l’historique d’Haffner Energy ? Pouvez-vous présenter l’entreprise en quelques chiffres ?

Philippe Haffner : Haffner Energy n’est pas du tout une entreprise récente. Elle est issue du bureau d’études Soten, une entreprise familiale dont les actionnaires étaient les mêmes que ceux que nous avons encore aujourd’hui, c’est-à-dire mon frère Marc et moi-même. Nous avons commencé en 1993. C’est cette ancienneté qui nous permet d’avoir aujourd’hui un positionnement unique. Nous avons commencé à travailler au développement de notre procédé il y a maintenant douze ans. Nous avons réalisé le dépôt de nos premiers brevets en 2015. Nous avons aujourd’hui quinze familles de brevets, qui correspondent à peu près à 80 brevets internationaux. Nous avons un carnet de commandes de plus de 30 millions d’euros et un portefeuille clients proche de 200 millions d’euros.

Quel est le principe de la technologie que vous avez mise au point ?

C’est une technologie entièrement propriétaire, protégée par ses brevets, et qui est unique au monde. Nous n’avons en tout cas jamais identifié de solution alternative à la nôtre qui fasse ce que nous faisons, c’est-à-dire de l’hydrogène à partir de biomasse, tout en assurant une capture de carbone. La proposition de valeur que nous avons s’incarne dans le module Hynoca(1). Ce module est constitué de trois conteneurs, des skids(2), en format 40 pieds, ce qui nous permet d’avoir un produit standardisé. Ce système peut tourner 8 000 heures par an, contrairement aux électrolyseurs qui ont un facteur de charge réduit, lié à l’intermittence des énergies renouvelables. Hynoca permet de produire soit de l’hydrogène, soit de l’hypergaz, un gaz précurseur de l’hydrogène qui remplace avantageusement le gaz naturel. Les process mis en œuvre sont autonomes, ne demandent pas de raccordement électrique puissant, et peuvent tourner sans présence humaine permanente. On peut aller de 360 kg/j, jusqu’à 30 t/j de production d’hydrogène, soit quasiment l’équivalent d’un électrolyseur de 200 MW.

Le principe de base de la technologie consiste à chauffer de la biomasse – végétaux, fumiers, ou d’autres déchets organiques – à une température de 500°C. Cela va nous permettre de dissocier un flux gazeux et un flux solide. Le flux gazeux est de nouveau chauffé, à une température supérieure à 1 000°C, ce qui permet de produire des molécules élémentaires qui sont quasiment les mêmes que celles produites à l’aide de procédés fonctionnant à partir d’énergies fossiles, qui sont les SMR(3). Notre procédé est quant à lui un SBR : steam biomass reforming (reformage de biomasse à la vapeur). Cela se ressemble beaucoup, mais ça n’est finalement pas étonnant : tous les précurseurs des énergies fossiles étaient de la biomasse ; une biomasse qui a été enfouie sous terre et remaniée au fil du temps pour donner du charbon, du pétrole ou du gaz naturel.

Nous avons donc un gaz composé de molécules élémentaires, qui va être purifié avec des équipements conventionnels sur étagère issus de la production d’hydrogène par les énergies fossiles, pour obtenir finalement de l’hydrogène, utilisable pour la mobilité ou l’industrie.

On peut aussi dériver le gaz avant la phase finale de purification pour l’utiliser en industrie ou faire de l’électricité à la demande. L’avantage de ce gaz est qu’il est moins cher que le gaz naturel, tout en étant complètement décarboné.

Outre les molécules gazeuses, le procédé produit également du biochar, un substrat solide composé essentiellement de carbone. Ce carbone a une propriété particulière : il est extrêmement poreux. Il possède en effet une surface spécifique(4) de l’ordre de 200 à 300 mètres carrés par gramme. Cela permet d’exploiter ce produit comme fertilisant pour les terres agricoles. En faisant cela, on constitue un puits de carbone quasiment définitif et surtout très puissant. On retire en effet de l’atmosphère 15 kg de CO2 pour chaque kilo d’hydrogène produit, ce qui est considérable.

Grâce au biochar qu’il permet de produire, le procédé Hynoca mis au point par Haffner se révèle particulièrement pertinent d’un point de vue climatique. © Haffner Energy

Quel est justement le bilan environnemental précis de votre solution ?

Le grand intérêt de produire de l’hydrogène à partir de biomasse est climatique. Les vertus climatiques de notre solution tiennent avant tout à la production de biochar que j’évoquais. Nous avons fait réaliser une analyse de cycle de vie (ACV) par un organisme externe, qui a démontré que nous étions « carbone négatif » à hauteur de 12 kg de CO2 capturés par kilo d’hydrogène produit. Je parlais de 15 kg tout à l’heure, il s’agit d’une valeur instantanée. Ces 12 kg sont calculés sur tout le cycle de production. On intègre non seulement le bilan instantané, mais également la fabrication des équipements, leur recyclage, le carburant utilisé par les camions de transport de la biomasse, etc. : tout est pris en compte. Pour l’électrolyse, le bilan carbone reste positif, il reste toujours des émissions de carbone, contrairement à notre procédé, même si elles sont évidemment bien inférieures à la production d’hydrogène par les énergies fossiles.

Où le coût de votre solution se situe-t-il par rapport à d’autres technologies de production d’hydrogène ?

Avec des coûts de l’énergie inférieurs à ceux d’aujourd’hui – les prix de l’électricité ayant très fortement augmenté à cause de la crise russo-ukrainienne – soit 55 € par MWh, nous avions évalué que notre procédé était déjà deux fois moins coûteux que l’électrolyse, quelles que soient les quantités d’hydrogène produites. Nous sommes d’ores et déjà compétitifs vis-à-vis des énergies fossiles, et cela alors que nous avions un gaz à 30 € le MWh, contre plus de 100 € aujourd’hui. Nous avons donc un avantage économique très important par rapport aux solutions alternatives, notamment l’électrolyse de l’eau. Un fait important est que le prix de la biomasse est très stable, malgré la volatilité du pétrole ou du gaz. De plus, le prix du biochar augmente quant à lui en fonction du prix des engrais, qui a explosé récemment. Or, plus le biochar est cher, plus notre coût de production d’hydrogène baisse. De façon assez paradoxale, contre-intuitive, plus le coût des autres énergies sera élevé, plus le coût de notre hydrogène sera bas.

Le gisement de biomasse disponible ne pourrait-il pas se révéler un facteur limitant à la production d’hydrogène via votre procédé ?

C’est une question que l’on nous pose souvent : aura-t-on assez de biomasse pour produire l’hydrogène dont on aura besoin ?… Eh bien, si l’on se base sur notre plan de développement très ambitieux, qui nous amène à un chiffre d’affaires en 2026 de plus de 250 M€, et que l’on poursuit cette même croissance jusqu’à 2030, nous n’utiliserions alors à cet horizon qu’environ 1 % de la biomasse collectable et non affectée par une concurrence d’usage en France. Cela signifie donc qu’aujourd’hui, la biomasse n’est absolument pas un enjeu pour le procédé Hynoca. Nous pouvons en effet utiliser toutes les biomasses possibles et imaginables : paille, rafles de maïs, résidus verts, fumiers ou lisiers séchés, pulpes de betteraves, anas(5) de lin, grignons(6) d’olives, sarments de vigne, ou encore souches et écorces. C’est une grosse différence par rapport à d’autres procédés tels que la méthanisation.

Quel est, aujourd’hui, le degré de maturité de votre technologie ?

Nous avons fait appel à un bureau de certification norvégien pour valider la maturité, mais aussi la sécurité et les performances de la technologie. Cet organisme a donné une note de 7/8 sur l’échelle TRL(7) concernant le degré de maturité de la technologie. Sa sécurité opérationnelle ainsi que son caractère performant et compétitif ont aussi été validés. Nous comptons bien faire partie des grands acteurs de la production de gaz renouvelable. Notre vocation est d’apporter la technologie aux clients. Si, demain, la France décide de remplacer le gaz naturel importé notamment de Russie, nous avons une solution qui peut apporter une réponse massive et rapide. Nous sommes donc prêts, et nous avons d’ailleurs déjà une installation qui tourne.

Débuté en 2019, le projet strasbourgeois R-Hynoca devrait aboutir d’ici quelques mois à la production de 720 kg d’hydrogène par jour. © Haffner Energy

Dites-nous en plus sur cette installation : où se situe-t-elle, de quelles infrastructures se compose-t-elle et quelles sont ses capacités ?

L’installation se situe à Strasbourg, en pleine ville. C’est un point important, car il n’est pas facile d’implanter en ville des installations industrielles conventionnelles, et il serait aussi très compliqué de trouver un point de raccordement au réseau électrique d’une capacité de 5 MW, soit la puissance nécessaire à un électrolyseur de même capacité que notre usine. Elle est en effet capable de produire 720 kg d’hydrogène par jour. Si l’on convertit cela en nombre de véhicules, cela permettrait d’alimenter 1 600 véhicules légers qui parcourraient 15 000 km par an, ou 70 bus, à raison de 40 000 km par an. L’installation de Strasbourg est une structure détenue par R-GDS, une société d’économie mixte elle-même détenue à 50 % par la ville de Strasbourg, 25 % par la Caisse des dépôts et consignations et 25 % par Engie. Nous avons constitué pour l’occasion une société de projet, R-Hynoca(8), dont nous détenons nous-mêmes 15 % du capital. C’est une installation conçue en deux phases. La phase 1 a déjà été réalisée et correspond à peu près à la moitié de la production. Nous n’avons en revanche pas encore obtenu l’autorisation d’exploiter la station d’hydrogène, nous espérons la recevoir dans les semaines à venir. Cette station de distribution sera livrée fin 2022 par McPhy : nous nous occupons uniquement de la production d’hydrogène, qui sort à 30 bars de notre process et qui sera comprimé aux alentours de 700/800 bars pour être distribué. Le début de la distribution de l’hydrogène est prévu dans le courant du premier semestre 2023. Nous produisons pour l’heure du gaz précurseur de l’hydrogène, ce qui nous a permis de tester et de valider la technologie.

Concrètement, l’installation est constituée de conteneurs, que nous avons pour l’heure placés au sol, plutôt que les uns par-dessus les autres comme nous le prévoyons pour nos installations futures. Un module composé de trois conteneurs implique ainsi une emprise au sol de l’ordre de 30 m², ce qui n’est pas énorme, même s’il faut ajouter à cela les dispositifs de purification et la zone de stockage de la biomasse, ainsi que les aires de manœuvre.

L’installation n’est certes pas plus compacte qu’un électrolyseur, mais, en plus de ses autres avantages, il est plus facile d’implanter un Hynoca du fait de l’absence de contrainte de raccordement électrique.

Relativement compacte, l’installation réalisée à Strasbourg est logée dans trois conteneurs, auxquels s’ajoutent un circuit de purification du gaz, une zone de stockage de la biomasse ainsi que des aires de manœuvre pour les engins. © Haffner Energy

Vous aviez également mis en service, en 2019, un pilote, VitrHydrogène. Cette installation est-elle toujours fonctionnelle ?

Ce pilote, implanté à côté de Vitry-le-François, est toujours opérationnel. Aujourd’hui, la majorité de notre équipe R&D étant installée à Strasbourg, il n’est pas exploité, mais on peut tout à fait le remettre en route et il le sera, notamment pour réaliser des essais sur de nouveaux intrants. Historiquement, c’est ce pilote qui nous a permis de valider les grandes briques technologiques que nous utilisons actuellement.

Vous avez réalisé, en début d’année, l’introduction en bourse d’Haffner Energy. Qu’implique cette étape pour votre entreprise ?

Cette introduction en bourse a en effet eu lieu le 15 février et s’est révélée un succès ! C’est une marque de confirmation très forte de la pertinence de notre technologie. Il s’agit d’une opération dont le montant s’élevait à 74 millions d’euros. La valorisation de l’entreprise est ainsi de l’ordre de 360 millions d’euros, ce qui nous positionne d’ores et déjà à des niveaux comparables à des sociétés comme McPhy, le fournisseur français de référence sur l’électrolyse de l’eau. Si nous avons pu être valorisés à ce niveau-là, c’est bien que la solution Hynoca que nous proposons est une alternative extrêmement crédible à l’électrolyse de l’eau, même si elle demeure assez peu connue et peu identifiée par les clients.

Lors de cette introduction en bourse, nous avons réussi à avoir trois partenaires stratégiques : la société HRS, qui fait des stations de distribution d’hydrogène, et qui va ainsi nous permettre de livrer des solutions complètes à nos clients ; Vicat, le plus grand cimentier indépendant français, qui est très intéressé par les solutions de décarbonation, la production de ciment étant très émettrice de CO2 ; et notre troisième partenaire, Eren Industries, une société spécialiste des centrales d’énergies renouvelables.

Notre vocation n’est pas le développement de projets, mais l’industrialisation et la commercialisation de notre technologie, qui constitue une rupture majeure. Elle va d’autant plus changer la donne que nous avons des moyens financiers que nous n’avions pas auparavant. Notre solution va permettre d’accélérer très fortement le cours de l’Histoire, d’autant plus que nous sommes confrontés aujourd’hui aux enjeux de l’indépendance énergétique. En plus de la décarbonation, nos sociétés ont la nécessité presque vitale de gagner leur indépendance énergétique. Il y a aussi un troisième critère important, qui est celui de l’économie circulaire. Le fait d’avoir recours à la biomasse y est très favorable.

Bien évidemment l’électrolyse de l’eau a un rôle massif à jouer, mais son développement sera beaucoup plus long. Il y a toute une infrastructure à mettre en place, dont nous n’avons pas besoin.

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(1) HYdrogen NO Carbon

(2) Châssis mobile sur lequel peuvent être fixés divers éléments industriels.

(3) Steam Methane Reforming, reformage du méthane à la vapeur

(4) La surface spécifique d’un matériau désigne sa superficie réelle par opposition à sa surface apparente. Elle représente la surface totale par unité de masse et est exprimée en m²/g. (Source : FILAB’)

(5) Fragments de paille récupérés lors du teillage

(6) Sous-produit du processus d’extraction de l’huile d’olive composé des peaux, des résidus de la pulpe et des fragments des noyaux

(7) Technology readiness level

(8) Projet R-Hynoca lancé en 2019, premiers essais de production réalisés au printemps 2021.


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