Décryptage

La Commission européenne définit enfin les nanomatériaux : premières réactions et analyses

Posté le 3 novembre 2011
par La rédaction
dans Chimie et Biotech

Mardi 18 octobre, la Commission européenne a rendu publique sa définition des nanomatériaux tant attendue après un an de négociations intenses. Les réactions ne se sont pas faites attendre, révélant au grand jour des positions et rapports de force jusqu'à présent essentiellement confinés à la sphère bruxelloise.

L’Avicenn (Association de Veille et d’Information Civique sur les Enjeux des Nanosciences et des Nanotechnologies) propose un premier éclairage sur les enjeux politiques cachés derrière cette définition à première vue neutre et « scientifique », les prochains obstacles et rendez-vous à venir. Avant de conclure sur le suspense concernant la définition que retiendra la France pour la déclaration annuelle des nanomatériaux qu’elle est en train de mettre en place.

Nanomatériau : la définition officielle de la Commission européenne

Dans un communiqué de presse en forme d’autosatisfecit1, la Commission européenne a annoncé hier avoir enfin établi « une définition (des nanomatériaux) claire pour s’assurer que toutes les règles de sécurité chimique appropriées sont appliquées ».
Le nanomatériau est ainsi défini comme :

Le texte de la Commission prévoit une révision de la définition d’ici décembre 2014, en fonction des premiers retours d’expérience ainsi que des progrès techniques et scientifiques.
Cette définition a été longuement attendue tant par l’industrie que par les associations et les pouvoirs publics des États membres : elle va en effet servir de référence pour les méthodes de mesure et de tests sur la toxicité des nanomatériaux , et pour la rédaction et promulgation des règlementations européennes (et le cas échéant nationales) spécifiques aux nanomatériaux ; elle ouvre notamment la voie à un cadre réglementaire Reach-Nano.

La fin d’un long processus de négociation

Il y a un an quasiment jour pour jour, la Commission européenne avait soumis à consultation publique un « Projet de recommandation de définition du terme nanomatériau ». 200 réponses à la consultation auraient été fournies par des industriels, académiques, associations de la société civile, citoyens, etc.
À la fin mars dernier, la DG environnement de la Commission avait annoncé le fait que la Commission ne fournirait pas de définition définitive avant plusieurs mois, suscitant l’insatisfaction générale3.
Ce sont les divergences d’opinion entre les différentes parties prenantes qui sont à l’origine du retard pris dans l’adoption du projet de recommandation. Plusieurs directions de la Commission étaient impliquées dans le processus, chacune soumise à un lobbying intense en provenance d’acteurs aux intérêts souvent incompatibles : d’un côté la DG Entreprises défendant les intérêts industriels, de l’autre les DG Environnement et Sanco défendant respectivement les positions des associations de protection de l’environnement et de la santé des consommateurs.
La définition adoptée par la Commission procède d’arbitrages entre les attentes des uns et des autres.

Premières réactions de la société civile et de l’industrie chimique : trois principaux points de polémique

Au lendemain de la parution de cette nouvelle définition, les plus actives des « parties prenantes » ont d’ores et déjà réagi officiellement : parmi elles, du côté de la société civile, le Bureau européen de l’environnement (BEE)4 – qui fédère plus de 140 ONG dans 31 pays – , les Amis de la Terre Australie (FoE Australia)5, le Center for International Environmental Law (CIEL)6, le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC)7 ou encore l’Association des consommateurs européens sur la normalisation (ANEC)8 ; du côté industriel, le Conseil européen des fédérations de l’industrie chimique (CEFIC)9.

Les Amis de la Terre Australie, l’ANEC et le BEUC dénoncent l’adoption du seuil plafond de 100 nm jugé trop restrictif : ces associations auraient souhaité un seuil plafond plus élevé, qui aurait permis de prendre en compte davantage de matériaux. Elles s’appuient sur les considérations du Comité scientifique des Risques Sanitaires Émergents et Nouveaux (SCENIHR) qui a souligné l’absence de fondement scientifique à cette limite de 100 nm, ainsi que sur les résultats d’études toxicologiques faisant état de la toxicité de particules submicroniques dépassant les 100 nm.
Comme l’illustrent les Amis de la Terre, si cette définition était appliquée à la réglementation, cela impliquerait que des substances composées à 45 % de particules de 95 nm et à 55 % de particules de 105 nm échapperaient à la réglementation applicable aux nanomatériaux et ne seraient pas soumises aux éventuelles obligations d’étiquetage ou d’évaluation sanitaire. Le tout aux dépens des consommateurs et des travailleurs exposés à ces substances sur lesquelles continuera donc de planer la menace d’un risque supposé mais non évalué.
En réponse à la consultation de la Commission sur sa première proposition de définition en 2010, de nombreuses associations avaient milité pour un seuil de 300 nm10.
Les Amis de la Terre Australie rappellent que des marques cosmétiques européennes et des fabriquants américains de produits bioactifs sont déjà en train de modifier leurs produits pour exploiter les nouvelles propriétés optiques, chimiques et biologiques des nanomatériaux dont la taille est supérieure à 100 nm, afin d’échapper à l’étiquetage et aux exigences d’évaluation de sécurité anticipés pour les matériaux dont la taille est comprise entre 1 et 100 nm.

Certaines organisations – dont CIEL et l’ANEC – applaudissent le choix du nombre de particules, et non de leur masse, comme unité de mesure des nanomatériaux ; à l’inverse, le CEFIC redoute que l’adoption de cette définition dans les réglementations entraîne une hausse importante des coûts pour les entreprises. La Commission a suivi ici les recommandations du SCENIHR11, qui avaient été notamment soutenues par l’ANEC en 2010.
La Commission a en revanche largement relevé la proportion de matériaux de taille nanométrique requise pour qualifier une substance de nanomatériau par rapport à ce qui était prévu : le taux retenu – 50% de particules de taille nanométrique en nombre dans la matière considérée12 – est 50 fois supérieur à celui proposé par la DG Environnement et soutenu par la société civile (1 %), et plus de 333 fois plus élevé que celui défendu par le CSRSEN / SCENIHR (0,15 %) 13 et soutenu par la DG Sanco.
Les associations ont manifesté leur surprise, incompréhension et hostilité devant un seuil si élevé. CIEL relève par exemple que même l’industrie allemande n’en avait pas tant demandé : elle avait milité pour un taux de 10 % environ « seulement ».

La Commission a toutefois prévu qu’en cas d’inquiétudes en termes de risques environnementaux ou sanitaires, ce taux pourra être abaissé en deçà de 50 % – mais en aucun cas relevé – du moins d’ici 2014. Si cette mesure est saluée par CIEL ou ClientEarth, les Amis de la Terre Australie dénoncent quant à eux le fait que la charge de la preuve de la toxicité des matériaux sur lesquels porte cette inquiétude incombera alors aux associations. Or démontrer que certains nanomatériaux peuvent causer des dommages est déjà en soi rendu très difficile par les nombreuses incertitudes scientifiques, l’absence de méthodes et d’instruments fiables en matière d’évaluation des risques, la variabilité des nanomatériaux ou encore le manque d’informations sur l’exposition réelle à ces matériaux. Faire cette même démonstration, mais sur une part déterminée de nanoparticules dans un échantillon, relève donc tout simplement de la gageure.

Tandis que CIEL se félicite de l’inclusion des agglomérats et aggrégats dans la définition, le CEFIC considère que cette mesure rendra toute législation européenne sur les nanomatériaux trop contraignante.

Une définition scientifique… mais surtout politique, résultat d’un rapport de force entre acteurs défendant des logiques différentes

L’apparente technicité des débats et le caractère finalement arbitraire de sélection des seuils retenus illustrent la forte dimension politique à l’oeuvre derrière les décisions prises : les autorités européennes ayant eu à prendre une décision sur des bases scientifiques certes – grâce à l’éclairage scientifique des experts sollicités – mais surtout à opérer un arbitrage entre des intérêts d’acteurs divergents.
Les associations regrettent le déséquilibre entre les forces en présence – les lobbys industriels ayant des moyens hors de proportion en comparaison de ceux de la société civile qui n’a pas les ressources humaines ni financières pour prendre une part aussi active que l’industrie dans les groupes de travail ou les activités de lobbying auprès de la Commission.
Notons qu’au sein même de la société civile, des nuances apparaissent dans l’appréciation portée à la définition adoptée par la Commission européenne. CIEL, le BEE et le BEUC ont, malgré leurs réserves, accueilli favorablement l’adoption de cette définition, en espèrant qu’elle permettra d’ouvrir la voie à une véritable régulation par l’Union Européenne en la matière. Mais les Amis de la Terre Australie sont quant à eux beaucoup plus critiques : ils estiment que le texte adopté par la Commission est une injure au processus démocratique de consultation et d’implication des parties prenantes dont se réclament pourtant en théorie les institutions. Censée encourager la prise en compte des considérations environnementales, sanitaires, sociales et éthiques, et guider l’action publique par des considérations d’intérêt général plutôt que vers la satisfaction des seuls intérêts industriels, la Commission aurait manqué à son devoir de privilégier le principe de précaution.

Le début d’une nouvelle aventure : des problèmes d’application à prévoir

David Azoulay de CIEL rappelle que cette définition n’est pas une fin en soi, mais un outil nécessaire à la régulation de la fabrication et de l’utilisation des nanomatériaux.
Désormais, les institutions européennes (et les États membres s’ils le souhaitent) auront une définition commune à laquelle se référer pour leurs éventuelles régulations. Et les scientifiques pourront également mettre en cohérence la terminologie de leurs méthodes d’évaluation et de gestion des risques.
À certaines exceptions près (notamment celle d’Andrew Maynard14 ), cette définition était vue par beaucoup comme un préalable à toute démarche de régulation ou d’évaluation des risques. Vito Buonsante, juriste pour ClientEarth, souligne15 ainsi qu’il n’y a désormais plus de raison justifiant que les données précises portant sur les risques des nanomatériaux ne soient pas documentées dans REACH en tant que substances à part ; les fabricants et les importateurs n’ont plus d’excuses pour ne pas les enregistrer et la tâche de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) sera facilitée. Cette définition devrait donc contribuer à faire avancer les choses.
Reste que de nombreux écueils attendent les autorités chargées de mettre en oeuvre les régulations qui se baseront sur cette définition – notamment ceux posés par les seuils, l’inclusion dans la définition des aggrégats et agglomérats et des nanomatériaux d’origine naturelle (et pas seulement ceux qui sont manufacturés), ou encore la fiabilité des méthodes de mesure16.
La définition des nanomatériaux est certes désormais stabilisée jusqu’en 2014, mais les travaux et les tractations ne sont pas prêts de s’arrêter…

Les prochains rendez-vous importants à l’agenda européen concerneront REACH et les nanomatériaux

La question de l’application de REACH aux nanomatériaux sera au programme les 22 et 23 novembre, lors de la réunion du sous-groupe des CARACAL (autorités compétentes pour la mise en oeuvre de REACH et de la réglementation CLP relative à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances et mélanges chimiques) spécifiquement dédié aux nanomatériaux, le CASG Nano (Competent Authorities Sub-Group on Nanomaterials).

Le suspense français : quelle définition pour le décret relatif à la déclaration annuelle des substances à l’état nanoparticulaire ?

Dans le cas de la France, il n’est pas sûr, à l’heure actuelle, que le décret relatif à la déclaration annuelle des substances à l’état nanoparticulaire17 s’appuiera sur la nouvelle définition de la Commission européenne. Il se peut que le gouvernement français tente de maintenir une définition permettant d’englober dans sa réglementation plus de nanomatériaux que la définition adoptée par la Commission. Tous les espoirs de la société civile se tournent donc vers le choix français en cours, qui sera déterminant pour la suite : si la définition retenue est plus large que celle de la Commission et donc plus conforme avec le principe de précaution, elle pourrait servir d’exemple et être suivie dans d’autres pays.

NB : Retrouvez sur la page Gouvernance du site Wikinanos.fr les communiqués de presse et prises de position sur le sujet émis par les parties prenantes avant… et après la date de rédaction de cet article (19/10/11).

NOTES
1 – Qu’est-ce qu’un «nanomatériau»? La Commission européenne fait œuvre de pionnier en proposant une définition commune, Communiqué de presse de la Commission européenne, 18 oct. 2011
2 – Voir le texte intégral ici : Commission Recommendation of XXX on the definition of nanomaterial, Commission européenne, oct. 2011 ; voir la version française publiée au J.O.UE ici ; voir les questions-réponses en anglais ici.
3 – La Commission bute sur la définition de la nanotechnologie, Euractiv, 1er avril 2011
4 – Nano definition too narrow says EEB, Communiqué de presse du Bureau Européen de l’Environnement, 18 octobre 2011
5 – European Commission caves to industry pressure on nano definition, leaves people and environment at risk, Les Amis de la Terre Australie, 19 oct. 2011
6 – CIEL welcomes new EU definition of nanomaterials as a necessary step towards assuring safety, CIEL, oct. 2011
7 – BEUC welcomes adoption of ‘nano-definition’ but calls for proper regulation of safety risks, BEUC, 19 oct. 2011
8 – Nanomaterials: a very small step on the long and bumpy road to consumer safety, ANEC, 19 oct. 2011
9 – Practical nanomaterials definition needed to push forward next great innovation breakthroughs, CEFIC, 18 oct. 2011
10 – NGO recommendations for the European definition of nanomaterials, 23 nov. 2010
11 – Scientific Basis for the Definition of the Term “nanomaterial”, SCENIHR, 8 décembre 2010
12 – Schématiquement, les particules dont est composé le nanomatériau ont une ou plusieurs dimensions comprises entre 1 et 100 nm pour au moins x% de la distribution de leur nombre en fonction de leur taille ; le débat a porté sur le x% : 0,15, 1… puis 50
13 – voir note 4
14 – Don’t define nanomaterials, Nature, 475, 31, 7 juillet 2011, et Define nanomaterials for regulatory purposes? EU JRC says yes, 2020Science.org, 6 sept. 2011
15 – Industry, NGOs comment on EU Commission’s nanomaterial definition, Chemical Watch, 18 oct. 2011
16 – EC adopts cross-cutting definition of nanomaterials to be used for all regulatory purposes, 2020Science.org, 18 oct. 2011
17 – Une consultation en toute discrétion sur le décret de déclaration nano, Veillenanos.fr, 15 avril 2011 ; le texte envoyé à la Commission européenne est accessible ici

 

par MD avec l’équipe Avicenn / Veille Nanos

 

Pour aller plus loin :

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