Décryptage

« Les risques nano ne sont pas suffisamment pris en compte »

Posté le 2 août 2009
par La rédaction
dans Chimie et Biotech

[Interview] Dorothée Benoit Browaeys - Vivagora
Les nanotechnologies peuvent apporter des bénéfices importants pour la société, mais elles impliquent également des risques que l’on ne mesure pas encore. Au-delà des intérêts politiques et économiques colossaux, la société civile doit être informée pour débattre des choix technologiques de demain.

Journaliste scientifique, Dorothée Benoit Browaeys est déléguée générale de Vivagora, une association pour l’engagement citoyen dans la gouvernance des technologies. Elle vient de publier Le meilleur des nanomondes, aux éditions Buchet Chastel.

Techniques de l’ingénieur : Quelle est la définition des nanotechnologies ?

Dorothée Benoit Browaeys : On arrive aujourd’hui à une stabilisation de cette définition avec les travaux de normalisation de l’Afnor et de l’ISO. Les nanotechnologies sont toutes les technologies qui conçoivent des objets dont au moins une dimension est inférieure à 100 nanomètres. Les nanomatériaux sont des produits intentionnellement fabriqués.

Les nanoparticules sont-elles des particules comme les autres ?

Non, sinon elles n’auraient pas d’intérêt ! Elles ont des propriétés nouvelles, qui impliquent des toxicités nouvelles. Avec une surface supérieure, on augmente la réactivité. Par ailleurs, les nanoparticules peuvent se diffuser dans les tissus profonds de l’homme. On entend souvent dire que les nanoparticules ont toujours existé, mais cela change la donne de les produire à grande échelle. Il faut également étudier l’usage que l’on en fait.

Le Grenelle de l’environnement va-t-il introduire plus de contrôle des nanotechnologies ?

Dans le cadre du Grenelle 1, un débat national sera mis en place à partir d’octobre 2009 et jusqu’en février 2010. La déclaration des nanomatériaux deviendra obligatoire. Cependant, d’après les juristes, les déclarations risquent de rester marginales dans la pratique.

Dans ces conditions, le contrôle est-il suffisant ?

Le Parlement européen a alerté la Commission européenne sur le fait que les conditions réglementaires ne sont pas suffisantes. Le risque porte notamment sur la santé des travailleurs.

Comment le nanoforum se positionnera-t-il par rapport au débat national ?

Le nanoforum a été voulu par un groupe interministériel en 2007. La prochaine séance aura lieu le 10 septembre 2009. Il s’arrêtera ensuite quelques temps pour laisser place au débat national. Le nanoforum apportera une contribution pour le document d’initialisation, à partir des études de cas au sujet de la nanocosmétique, du nanociment, de la nanofood et du nanoargent. Comme d’autres associations, Vivagora va publier un cahier d’acteur pour préciser son point de vue sur la gouvernance.

Quelle est la position de Vivagora sur la gouvernance ?

Pour que les projets soient développés de manière respectueuse, il faut proposer une information pluraliste et pertinente pour les différents acteurs, dont la société civile. Vivagora a depuis six mois mis en place une alliance citoyenne pour créer un portail d’informations issues d’ONG partenaires comme WWF, Attac, la Ligue des droits de l’homme ou encore l’Association santé environnement France (Asef).

Il faut aussi animer un débat public permanent, de type Grenelle, qui permette aux parties prenantes de contribuer aux choix scientifiques et technologiques. Enfin, il faut travailler sur une démarche d’innovation ascendante, qui ne soit pas strictement pilotée par les industriels et les intérêts économiques mais traversée par une demande sociétale. Cela correspond au concept d’innovation ouverte, qui suppose un changement structurel.

Ne faut-il pas organiser une gouvernance à l’échelle internationale ?

Il faut agir dans le sens d’une instance internationale, mais il faut aussi se positionner à des échelles très variées. On arrive à des solutions pragmatiques au niveau des territoires.

Le débat ne risque-t-il pas d’être instrumentalisé ?

Le dialogue implique un enjeu de manipulation permanent. Il existe des intérêts économiques et politiques colossaux. Il faut atteindre un équilibre entre les différents intérêts. Je ne crois pas en l’information indépendante par exemple, mais en l’information pluraliste.

La recherche sur les risques est-elle suffisante ?

Des rapports d’une grande expertise ont été rendus par l’Afsset, un autre est en cours sur l’exposition de la population en général. Cependant, les industriels avaient peu participé à la première étude, seuls 16 % avaient répondu aux demandes d’informations. Par ailleurs, il existe peu d’équipes de toxicologues, elles sont saturées de projets. L’investissement sur les risques reste très faible par rapport à l’investissement total en faveur des nanotechnologies.

Qu’est-ce qui vous a étonnée durant le nanoforum ?

Il existe un problème d’incompétence au sens de l’attribution d’un organisme. Par exemple, on ne se préoccupe pas des échéances. L’OCDE va présenter des travaux d’investigation sur un certain nombre de produits dans seulement cinq ans. On déplore aussi de nombreux points aveugles dans tous les champs. Que peut-on faire pour éviter que le nanoargent ne se retrouve dans les stations d’épuration ? Personne ne sait répondre à cette question. On constate des manipulations dans certains groupes de travail. Par exemple, tout est fait pour que l’on n’aborde pas la question de la nanofood. Il s’est avéré très difficile de faire participer aux débats des industriels comme Danone ou l’Oréal, qui n’ont pas répondu à nos invitations.

Si vous aviez des responsabilités politiques, quelles mesures prendriez-vous ?

J’ai travaillé auprès de Corinne Lepage au sein de la commission sur la gouvernance écologique. C’était un très beau groupe de travail, avec une expertise indépendante et pluraliste. Le constat le plus important est qu’il va falloir apprendre à gouverner en situation d’incertitude. Les rapports d’experts ne suffisent plus, il faut s’appuyer sur les parties prenantes et étudier les priorités, les bénéfices et les risques, les finalités… Les nanomatériaux répondent-ils à nos besoins ou à ceux de la grande distribution par exemple ? Il faut instaurer un dialogue permanent et trouver des procédures pour que l’innovation ne soit pas déconnectée de la demande sociale.

Finalement, êtes-vous optimiste ou pessimiste ?

Les urgences environnementales montrent combien on s’est mis dans l’impasse. Nous n’avons plus beaucoup de marge de manœuvre pour changer vite. Il faut trier les technologies utiles. Il faut donner la faveur aux nano vertes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Les instances publiques ne me donnent pas confiance. Mais, avec les nanotechnologies, on va peut-être enfin interroger le système dans son ensemble.

Propos recueillis par Corentine Gasquet

  • L’association Vivagora

Fondée en 2003, Vivagora est une association qui promeut la mise en débat et en culture de l’innovation. Elle développe une expertise sur les enjeux sociétaux des innovations technologiques par l’exercice du débat public et le déploiement d’interactions fortes entre les acteurs concernés, tant dans les domaines techniques, que dans les domaines économique, sanitaire, environnemental, sociétal ou philosophique. Elle agit pour l’engagement citoyen dans la gouvernance des technologies et considère que la montée en compétence et en influence de la société civile peut contribuer à faire des choix durables, humains et solidaires.
Site : www.vivagora.org

  • Le nanoforum

Pour favoriser le débat, le nanoforum a vu le jour en juin 2007 sous l’égide de la direction générale de la santé. Il se définit comme un lieu de libre parole permettant d’identifier les questions scientifiques éthiques et sociales. La prochaine séance aura lieu le 10 septembre 2009 de 18h à 20h au Cnam. Pour en savoir plus : www.vivagora.org

  • Le portail d’informations

Le portail d’informations ACEN ouvrira en octobre. En attendant, on peut accéder à un wiki collaboratif : acen-cacen.org

  • Le livre : Le meilleur des nanomondes, Dorothée Benoit Browaeys, Buchet Chastel, 263 pages, 20 euros