L’étude co-écrite par Simon Bunel et ses collègues, exploitant des données de l’Insee, s’intéresse à l’adoption de l’IA non générative par les entreprises françaises et à l’impact sur la demande de travail. Elle met en lumière le fait que l’IA est déployée différemment selon les secteurs, avec des catégories professionnelles largement utilisatrices de cette technologie, par rapport à d’autres qui nécessitent des compétences spécifiques.
Parmi les usages les plus fréquents en 2023, l’IA est appliquée à la comptabilité/gestion dans environ 30 % des cas, tandis que la R&D ou l’innovation représentent 24 % des usages. Dans l’industrie manufacturière notamment, près de la moitié des entreprises déclarent l’utiliser sur les chaînes de montage.
L’étude observe que, suite à l’adoption de l’IA, bon nombre d’entreprises augmentent à la fois leur effectif et leur chiffre d’affaires, signe que les gains de productivité autorisent une expansion qui peut compenser des destructions d’emploi locales. Cependant, ce constat n’est pas uniforme. Il montre notamment que des usages d’IA peuvent remplacer certaines tâches ou certains métiers, tandis que d’autres usages stimulent la demande de main-d’œuvre dans les domaines connexes.
Un résultat contre-intuitif ressort par ailleurs. Même pour des métiers souvent jugés « à risque » face à l’IA (par exemple, la comptabilité), l’étude observe parfois une hausse de la demande de ces profils dans les entreprises qui adoptent l’IA. Ce paradoxe s’explique par un effet « extension de marché ». En effet, l’amélioration de la productivité permet à l’entreprise de croître, de diversifier ses activités et donc de recruter autour de ces métiers. Mais le contraste est net selon le type d’usage. Il apparaît ainsi que l’IA utilisée pour automatiser des tâches administratives peut effectivement avoir un effet de substitution.
Vers une transformation structurelle de l’organisation interne
Au-delà des effets quantitatifs, l’étude souligne un changement d’ampleur dans la façon dont l’IA se diffuse dans les entreprises. Traditionnellement, les technologies étaient introduites « top-down ». La direction choisissait une solution, qui était ensuite déployée par les services informatiques. Avec l’IA, une tendance « bottom-up » émerge, montrant que les salariés eux-mêmes commencent à adopter des outils d’IA sans qu’ils aient été formellement prescrits par la hiérarchie.
Cette rupture – qui n’avait pas d’équivalent avec les technologies numériques précédentes – pourrait redistribuer les équilibres de pouvoir interne, nécessiter une redéfinition des processus d’acceptation technologique, et poser la question du contrôle, de la traçabilité et de la gouvernance de l’IA en entreprise.
Par ailleurs, les profils recrutés à l’issue de cette adoption tendent à être des profils techniques, diplômés, issus des filières « STIM » (science, technologie, ingénierie, mathématiques). Cela peut accentuer les inégalités internes, car ces profils bénéficient de meilleures rémunérations et positions. D’un autre côté, une vague émergente d’études sur l’IA générative suggère que ses gains pourraient profiter davantage aux employés initialement les moins qualifiés, en leur fournissant des leviers de productivité inédits.
L’étude souligne un point central, précisant que si une régulation s’avère nécessaire, elle ne doit pas viser la technologie en tant que telle, mais les usages de l’IA, car c’est leur variété qui engendre les différences d’effets observées.
Enfin, pour que la diffusion de l’IA soit socialement acceptable, l’étude insiste sur l’importance du dialogue social. Il est essentiel que les partenaires sociaux soient formés et impliqués dans les instances où se décide le déploiement de l’IA, afin de garantir une répartition équitable des gains de productivité.
Limites et perspectives : ce que l’on sait et ce qu’il reste à explorer
L’étude se concentre sur l’IA non générative, donc sur des usages calculatoires, d’aide à la décision ou d’optimisation de processus, mais elle n’aborde pas la dimension plus récente de l’IA générative (textes, images, conversations). Cela constitue une frontière importante pour les travaux futurs, car l’IA générative pourrait avoir des effets distincts (et peut-être plus larges) sur le travail.
De plus, les résultats sont observés au niveau des entreprises qui adoptent l’IA. Dès lors, ils ne permettent pas de conclure directement sur l’effet macroéconomique ou sur le sort des entreprises qui n’adoptent pas ces technologies.
Au-delà, plusieurs pistes méritent d’être approfondies :
- une meilleure granularité des usages d’IA (dans chaque secteur) pour distinguer les tâches vraiment substituables des tâches complémentaires ;
- le lien entre gains de productivité et salaires/conditions de travail ;
- le rôle que peuvent jouer les politiques publiques (formation, incitations, régulation ciblée) pour orienter les usages vers des modèles socialement acceptables ;
- comment les petites et moyennes entreprises (PME) peuvent intégrer l’IA dans un cadre de gouvernance maîtrisé.
L’étude de Simon Bunel et de ses coauteurs offre un éclairage précieux sur la complexité de l’impact de l’IA en entreprise. Loin d’un scénario binaire de destruction ou de création d’emploi, l’IA non générative se révèle instrument de transformation différenciée selon les usages. L’innovation ne se contente pas d’être imposée du sommet : elle est aussi conduite – parfois inconsciemment – par les salariés eux-mêmes.
Le défi pour les décideurs (entreprises, syndicats, pouvoirs publics) est désormais de canaliser cette dynamique dans une trajectoire qui maximise les bénéfices (productivité, croissance) tout en maîtrisant les risques (inégalités, substituabilité, désorganisation). En France comme à l’international, la question de la régulation de l’IA devra être moins : « vaut-il mieux interdire la technologie ? » que « dans quels usages et sous quelles conditions l’IA doit-elle être autorisée, encadrée, auditable ? »
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