Interview

Essais cliniques contre le Covid-19 : l’éthique médicale explorée en 6 questions

Posté le 6 juillet 2020
par Intissar EL HAJJ MOHAMED
dans Chimie et Biotech

Difficile de garder la tête sur les épaules quand une urgence majeure se signale. Et qu’en est-il lorsque celle-ci frappe la Terre entière ? La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 aura mis nos nerfs à rude épreuve. Pas que. Notre sens critique aussi ! Que dit l’éthique médicale quand on en a le plus besoin ?
Juliette Ferry-Danini

Alors que la France se déconfine lentement et qu’un semblant de normalité se réinstalle peu à peu dans nos vies, la pandémie de Covid-19 fait toujours parler d’elle partout dans le monde. Dans un effort d’endiguer la crise sanitaire mondiale, la recherche clinique sur cette maladie infectieuse a été exceptionnellement abondante. De nombreux essais cliniques ont fleuri, d’un continent à l’autre, espérant freiner rapidement la propagation du coronavirus SARS-CoV-2. Devant ce zèle scientifique, des questions éthiques se posent. Afin d’y répondre, Techniques de l’Ingénieur a rencontré la chercheuse Juliette Ferry-Danini, philosophe spécialiste de la médecine, des sciences et de l’éthique, actuellement post-doctorante à l’Université de Paris.

Techniques de l’Ingénieur : D’un point de vue éthique et par rapport aux essais cliniques sur le Covid-19, peut-on considérer que des exceptions peuvent être faites en temps de crise sanitaire afin de les accélérer ?

Juliette Ferry-Danini : Mon opinion à ce sujet rejoint celle d’autres chercheurs en éthique, mais elle se discute. L’idée est que si on fait des raccourcis et qu’on fait des exceptions, alors les essais cliniques deviennent moins pertinents. On est en train d’accélérer le processus sans obtenir de bénéfice. On n’aura pas de médicament plus rapidement car on n’aura pas obtenu de données probantes qui nous permettent d’estimer correctement l’efficacité de la molécule testée. On se tire donc une balle dans le pied. En revanche, on peut accélérer les procédures menant au lancement d’essais cliniques, et cela a été fait.

Par ailleurs, si on ne ficelle pas bien une étude ou un essai clinique, alors on ne peut plus justifier moralement le risque encouru par les participants à cette étude. En effet, dans le cadre d’une procédure rigoureuse, le risque d’effets secondaires qu’encourent les participants d’un essai clinique est justifié par le bénéfice qu’on espère retirer de cet essai en termes de connaissances et de futurs traitements pour l’ensemble de la population. Si l’on prend des raccourcis en termes de méthode, le bénéfice social de l’expérimentation humaine disparaît et, avec lui, la justification morale qui permet de mener à bien ces recherches.

Des problèmes se posent également si l’on décide, dans l’urgence, de prescrire et de généraliser la prescription d’un médicament qui n’a pas fait ses preuves. D’une part, évidemment, vous exposez les patients à un risque non-négligeable. Au-delà de cela, le risque est de ralentir les efforts de recherche et les essais cliniques en cours : les patients potentiels peuvent ne pas souhaiter faire partie d’un essai clinique et préférer le traitement non-testé, ou alors, ils peuvent tout simplement être exclus des essais, car ils prennent déjà un autre traitement. Il semblerait que des problèmes de recrutement de ce type se soient posés lors du Covid-19 à cause de l’emballement notamment autour de l’hydroxychloroquine.

Pour résumer rapidement la question, on pourrait décrire cette position en éthique comme étant contre « l’exceptionnalisme », c’est-à-dire l’idée qu’il faille un régime d’exception en cas de crise. Il ne s’agit pas d’une opposition de « principe » contre les exceptions, mais bien de souligner qu’elles peuvent avoir des conséquences néfastes réelles sur la recherche et sur le soin.

Au niveau de l’Etat français, qui établit les règles d’éthique appliquées à la médecine ?

Il faut distinguer l’éthique au sens philosophique et les règles déontologiques au sens des règles de conduite d’une profession qui, elles, appartiennent au domaine du juridique. Plus largement, il faut distinguer le droit et l’éthique. En éthique, il y a des choses que l’on considère comme étant immorales. Le mensonge par exemple. Sauf que, juridiquement, on ne va pas en prison pour avoir menti, sauf si on l’a fait après avoir prêté serment, ce qui est un cas particulier. D’autres choses sont illégales, sans être immorales. Dans ma première réponse, j’ai ainsi présenté une réflexion philosophique argumentée à propos d’une question éthique – ce qu’il faut distinguer du domaine du droit.

En France, il y a un code de la santé publique qui comprend un code de déontologie. Celui-ci fixe les règles de conduite des professions médicales. Mais cela ne veut pas dire qu’il inclut toutes les réflexions éthiques possibles. En France, il existe aussi un Comité consultatif national d’éthique, qui est donc, comme son nom l’indique, consultatif. Un problème peut-être est que les personnes présentes dans ce comité ne sont pas nécessairement spécialistes de l’éthique. C’est extrêmement large : il y a des journalistes, des juristes, des médecins, des philosophes, des scientifiques, des théologiens…

Le développement d’un médicament nourrit de nombreuses incertitudes : peut-on les balayer ?

Traduite parfois par “principe d’incertitude”, la notion d’équipoise clinique est peu connue en France. L’équipoise touche deux problématiques. La première : comment peut-on justifier le risque encouru par les patients participant à un essai clinique ? La deuxième : si le médicament est efficace et ne présente pas de risques, comment peut-on justifier “la perte de chance” du groupe contrôle qui n’en a pas reçu ?

J’ai déjà mentionné la première problématique. Pour comprendre pourquoi la recherche clinique peut être justifiée moralement, il faut réfléchir au fait que les données scientifiques obtenues vont apporter un impact positif sur la société.

Quant au deuxième problème : quand un scientifique réalise un essai clinique, il peut être persuadé que le traitement testé est parfaitement efficace. Cela a été le cas de Didier Raoult qui était persuadé de l’efficacité de l’hydroxychloroquine et qui répète depuis sa deuxième étude sur le sujet, qu’il ne faut pas faire de groupe contrôle, au risque d’une perte de chance pour ceux ou celles qui seraient dans ce groupe. Le philosophe Benjamin Freedman est à l’origine du concept d’« équipoise clinique » (1987). Son apport est qu’il montre que pour comprendre ce dilemme, il ne faut pas simplement considérer la seule opinion d’un scientifique en particulier, mais celle de la communauté scientifique. Si l’on reprend l’exemple de Raoult, s’il est lui-même persuadé que l’hydroxychloroquine est efficace, ce n’est pas le cas du reste de la communauté scientifique, qui demeure incertaine à ce sujet.  Au niveau de cette communauté, on est bien en état d’incertitude (que Freedman appelle « équipoise clinique »). Dans cette situation d’incertitude ou d’équipoise, on ne sait pas qui du groupe contrôle ou du groupe qui prend le traitement va retirer un bénéfice. Le groupe contrôle n’est pas toujours celui qui fait face à une perte de chance. Dans l’histoire de la médecine récente, il y a eu bien des cas où c’est l’inverse qui s’est produit : on pensait qu’un certain médicament allait fonctionner et, malgré cette intuition, le médicament engendrait finalement plus de décès que de guérisons, ce qui signifie que le groupe contrôle a eu plus de chance et s’en est mieux sorti.

Cette situation d’incertitude n’est pas un problème pour Freedman, bien au contraire. C’est cette incertitude au niveau de la communauté scientifique qui permet de justifier moralement que l’on fasse des groupes contrôles. On ne ment pas et on ne lèse pas les participants de l’étude, puisqu’on est dans une situation d’incertitude et qu’on ne sait pas – au niveau de la communauté scientifique – si le médicament testé sera plus efficace que le placebo ou le traitement standard. Comme je le disais précédemment, l’essai clinique doit être assez solide pour sortir de cet état d’incertitude afin que l’on puisse progresser vers le développement d’un traitement le plus vite possible. Cela signifie également que malgré l’incertitude qui règne, il faut aussi avoir de bonnes raisons pour faire cet essai clinique (des données prometteuses notamment). Si ce n’est pas le cas, alors Freedman considère qu’il y a un problème moral en plus du problème scientifique : une recherche clinique menée sans espoir de sortir de l’incertitude au sujet du traitement testé consiste à mener une expérimentation humaine sans que cela soit justifié moralement.

Selon Freedman, les devoirs moraux d’un scientifique doivent être compris par rapport à la situation dans l’ensemble de la communauté scientifique. Celui-ci ne peut pas simplement se reposer sur ses convictions personnelles, intuitions ou espoirs.

Certains essais cliniques, comme Discovery (porté par l’Inserm), sont dits « adaptatifs ». Que permet cette particularité ?

L’idée générale derrière les essais adaptatifs est de consulter les données à chaque étape pour vérifier si on n’est pas en train de sortir d’un coup de l’équipoise clinique – ou autrement dit de l’incertitude. Par exemple, imaginons qu’au bout d’une semaine on observe une différence énorme : un rétablissement miraculeux ou un effet nuisible alarmant. On sort alors de la situation d’équipoise, car on sait qu’on est en train de causer du tort, soit en mettant des vies en péril, soit en privant les patients d’un soin légitime. En s’adaptant de la sorte, l’ambition est que ces essais soient plus pertinents et plus éthiques.

Certaines molécules médicamenteuses, à l’efficacité contestée, ont fait l’objet de communication excessive, suscitant souvent à tort de nombreux espoirs, et recevant un traitement médiatique qu’on peut percevoir comme exagéré. Que dit l’éthique sur ces pratiques ?

Médiatiser trop tôt et de façon nonchalante des résultats pour un médicament donné peut avoir des effets délétères sur les progrès de la recherche. Encore une fois, cela peut amener les patients à ne pas vouloir être dans des essais cliniques pour d’autres médicaments. Il y a eu aussi des ruptures de stock de médicaments pensés utiles contre le Covid-19, alors qu’ils ne le sont pas forcément, mettant en danger les patients qui ont véritablement besoin de ces médicaments puisqu’ils souffrent de pathologies dont on sait déjà qu’ils servent à les traiter. Ce sont des arguments ici éthiques, mais au-delà de cela, cette communication abusive et non-prudente contrevient aussi à l’article 13 du code de déontologie des médecins.

La médiatisation à outrance a probablement eu un autre effet délétère : les scientifiques ont été poussés à concentrer leurs ressources sur une molécule ou deux. Énormément de ressources ont été dépensées par de nombreux pays à travers le monde, dans de nombreux essais cliniques sur l’hydroxychloroquine, alors même que la toute première étude clinique n’était pas si prometteuse. On a mis tous les œufs dans un même panier – percé – et il faut ici se demander si on n’a pas gâché à tort du temps et des ressources qui auraient pu servir à d’autres essais cliniques sur le Covid-19 ou d’autres maladies.

Dans la continuité du raisonnement autour des financements, des essais cliniques ont été abandonnés par le passé, une fois les épidémies touchant à leur fin. Cela a été le cas du Zika, entre autres. Peut-on justifier cela éthiquement ?

Il me semble que les études ne s’arrêtent pas pour des raisons économiques à proprement parler, mais plutôt à cause du fonctionnement de la recherche. Celle-ci fonctionne principalement sur des appels à projets délimités dans le temps et sur lesquels les chercheurs sont en compétition. En France, par exemple, l’ANR (Agence nationale de la recherche) finance une grande partie des appels à projets en recherche.

Trouver un financement est difficile, surtout quand le sujet n’est plus d’actualité. Sur le Covid-19, il y a eu des appels à projets « flash » et des recherches seront menées par ceux qui ont décroché ces financements l’année prochaine. Une fois ces projets terminés, si on ne donne pas aux scientifiques la possibilité de continuer grâce à des financements pérennes, alors les recherches s’arrêteront ou diminueront. Cela ne veut pas dire que les scientifiques se sont désintéressés du sujet, mais qu’on ne leur donne pas les moyens de poursuivre des recherches sur un temps long. Le fonctionnement de la recherche est une vaste question qui n’est pas étrangère à des réflexions éthiques.


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