Interview

Stéphane Tanguy : « L’informatique quantique va être une vraie rupture algorithmique »

Posté le 22 février 2024
par Philippe RICHARD
dans Innovations sectorielles

L’informatique quantique et ses ruptures majeures laissent présager des potentialités importantes. Modélisations, simulations, avec des degrés de précision jamais atteints, permettront d’acquérir des avantages compétitifs inédits. En tant qu’industriel, EDF s’intéresse aux impacts du quantique sur ses activités depuis 2018. Explications avec Stéphane Tanguy, directeur des systèmes et technologies de l’information de la R&D, d’EDF.

Passionné par la transformation des produits et services par les technologies numériques, Stéphane Tanguy affiche un solide CV avec 25 ans d’expérience dans l’industrie des hautes technologies au sein de grandes entreprises internationales tels que Dell, Nortel, Schlumberger. En tant que Directeur des Systèmes d’Information et des Technologies Numériques d’EDF Lab Paris-Saclay, il dirige actuellement un programme de recherche dédiée aux technologies de l’information dans des domaines clés tels que l’intelligence artificielle, l’IOT, la cybersécurité, l’informatique quantique et la simulation numérique. Il dirige également la stratégie et l’exploitation des supercalculateurs d’EDF (Top 100 WW supercomputers) et l’incubation des technologies de l’information de rupture pour le groupe EDF (Blockchain, calcul quantique…).

Techniques de l’Ingénieur : pour un industriel comme EDF, l’informatique quantique est-elle une évolution logique ou représente-t-elle un enjeu majeur ?

Stéphane Tanguy, Directeur des Systèmes d’Information et des Technologies Numériques d’EDF Lab Paris-Saclay. Copyright: EDF

Stéphane Tanguy : Pour nous, c’est clairement une révolution. C’est une vraie rupture, car nous nous apprêtons à passer du modèle informatique qui prévaut depuis environ 70 ans – avec des processeurs et du silicium – vers différentes technologies de qubits. Pour EDF, il est important de faire de la veille sur les progrès réalisés au niveau des capacités des qubits, mais surtout sur la technologie de rupture algorithmique.

Pouvez-vous expliquer en quoi consiste cette rupture algorithmique ?

Il y a en effet une rupture dans la façon dont nous allons programmer les ordinateurs : ce qui est fait dans une logique déterministe avec les machines classiques actuelles va être remplacé par une approche probabiliste. Il s’agit donc d’un paradigme complètement différent. EDF a investi énormément dans ses capacités de simulation avec des ordinateurs classiques et des algorithmes que nous avons développés nous-mêmes. Ce patrimoine de code, sur lequel nous avons investi depuis plus de 30 ans, nous sert quotidiennement pour garantir la performance et la sûreté de l’ensemble de nos usines et de nos moyens de production d’électricité. Notre groupe ne pouvait donc pas passer à côté d’une rupture potentielle comme celle du quantique. Cette informatique pourrait changer considérablement la façon dont on répond aux grands problèmes des systèmes d’information.

Quels pourraient être les principaux usages disruptifs ?

La promesse du quantique est de pouvoir traiter des problèmes dits « intratactables » c’est-à-dire des problèmes sur lesquels les calculs classiques apportent des réponses « approchées ». Mais nous souhaitons aller plus loin sur un certain nombre de cas d’usage où l’informatique quantique aurait du sens.

Le premier porte sur les matériaux et la compréhension de leurs fonctionnements physico-chimiques. C’est intéressant, appliqué au vieillissement des matériaux, pour aborder la durée de vie de nos actifs industriels, mais aussi au vieillissement des batteries, qui seront de plus en plus utilisées pour le stockage.

Il y a ensuite les problèmes d’optimisation qui sont très nombreux dans le système électrique qui, à tout moment, doit équilibrer production et consommation. Dans ce domaine, on va s’intéresser aux problématiques de smart charging (recharge de véhicule électrique) en faisant appel, à terme, à la ressource décentralisée constituée par les millions de véhicules électriques, quand ils ne roulent pas, et aux gigawattheures de stockage qu’ils représentent…

Les équations de dérivées partielles, qui sont au cœur des outils de simulation, permettraient de mieux comprendre certains phénomènes macro comme les fissures dans le béton et leurs évolutions. Cela permet d’anticiper les problèmes, de limiter les matériaux, et d’être plus précis dans les réparations à effectuer.

De nombreuses technologies* sont actuellement testées. Cette diversité ne complique-t-elle pas la réflexion d’un groupe comme EDF ?

Étant un peu techno-agnostique, EDF va essayer toutes les grandes catégories de technologies. Chacune présente des avantages et des inconvénients. Mais l’apport indéniable d’IBM avec les qubits supraconducteurs est à saluer. En tant que R&D, nous apprécions que leur démarche se soit appuyée sur leur propre R&D. De façon globale, nous pensons qu’il est nécessaire de s’appuyer sur un large écosystème. Et au sujet du quantique, l’écosystème français et international travaille assez bien. L’information circule, et nous-mêmes nous publions sur nos travaux et recherches.

L’informatique quantique inquiète également, car un tel ordinateur pourrait déchiffrer des protocoles cryptographiques de type RSA. Même si cette machine n’est pas prête à sortir si l’on se réfère à la roadmap d’IBM, c’est une menace qu’il faut intégrer dès maintenant ?

Il faut prendre en compte le temps de latence. Dans un SI (système d’information), du chiffrement RSA il y en a à tous les étages ! Établir un inventaire précis nous prendra des années ! Cela signifie que dès aujourd’hui, quand nous installons un nouveau logiciel dans notre réseau informatique, nous devons nous poser la question suivante : s’il y a du chiffrement à l’intérieur de ce logiciel, ce chiffrement est-il crypto rigide ? L’éditeur nous garantit-il que son chiffrement soit crypto résistant en proposant une implémentation d’algorithmes qui sont candidats au NIST ? Or, certains ont déjà été cassés. Nous devons donc être crypto agiles. Dans notre R&D, nous commençons déjà à tester ces algorithmes sur des cas concrets, par exemple sur notre VPN qui est un maillon essentiel, car nous avons des milliers de personnes qui peuvent se connecter à notre SI.

N’oublions pas non plus la notion de régulation. En France, elle n’est pas encore très avancée et nous attendons les directives de l’ANSSI (un avis sur la migration postquantique a été publié le 15 janvier dernier, NDLR). D’autres pays l’ont déjà fait comme l’agence américaine qui a imposé aux agences fédérales de passer en algorithme postquantique. Les Allemands ont aussi imposé les mêmes mesures. Nous devons anticiper ces risques.


* Qubits supraconducteurs, photons, atomes neutres, ions piégés, silicium…


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