Décryptage

Quelle différence de valeur de la vie entre individus ?

Posté le 25 février 2016
par Pierre Thouverez
dans Innovations sectorielles

Dans quelle mesure, la collectivité doit-elle faire une différence entre individus dans les moyens à allouer à leur santé et à leur sécurité ? Doit-il y avoir des valeurs de la vie humaine différentes selon les caractéristiques des individus ?

Face à ces dilemmes, les gouvernements ont globalement répondu par la négative, conservant une valeur unique de la vie humaine. Le domaine de la santé fait cependant exception, avec le développement dans certains pays de la mesure des gains en années de vie en bonne santé, qui conduit à faire des différences profondes dans la valeur de la vie selon l’âge et l’état de santé de chacun.

Toutes les vies ont-elles la même valeur ?

Les valeurs de la vie humaine présentées jusqu’ici font référence à des valeurs uniques pour l’ensemble de la population. Une telle égalisation pose cependant questions sur deux plans :

Trois caractéristiques principales ressortent de ces débats sur la différentiation du prix de la vie humaine : le niveau de revenus, l’âge, et l’état de santé ; chacune apportant des questions particulières, à la fois économiques et éthiques.

Les revenus : un déterminant clair de la valeur de la vie humaine, rejeté pour des raisons éthiques

Quelle que soit la méthode de mesure, le consentement à payer pour la sécurité augmente avec les revenus, montrant de façon robuste que les individus les plus riches placent une plus forte valeur sur la sécurité : ils achètent par exemple des voitures plus chères, mieux dotées en équipement de sécurité, et ils refusent également les travaux dangereux, souvent quel que soit le niveau de rémunération du risque.

De façon cohérente, ces différences dans la valeur de la vie humaine sont bien corrélées au niveau du PIB/habitant : les études s’appuyant sur le marché de l’emploi montrent par exemple une valeur de la vie humaine de 9 millions de US$ aux Etats-Unis, alors qu’elle n’est que de 230.000 US$ en Inde [1].

En matière de sécurité, les administrations nationales ne font cependant pas de distinction entre les individus sur la base de leurs revenus : elles incluent dans leurs analyses des valeurs de la vie humaine moyennées pour l’ensemble de la population quel que soit le groupe de personnes devant bénéficier de l’amélioration de sécurité. Cette absence de prise en compte des revenus se justifie éthiquement par un désir d’égalité dans l’accès à la sécurité, comme l’affirme en France le dernier rapport gouvernemental sur le sujet : « [la distinction selon les revenus] n’apparaît pas opportune du point de vue éthique.  […] Sauver une vie statistique, ou réduire le risque de décès, doit mobiliser la même somme d’argent quelle que soit la personne en jeu. » [2].

L’âge : un déterminant débattu de la valeur de la vie humaine

Les études fondées sur le marché de l’emploi (préférences révélées) montrent souvent une relation entre âge et valeur de la vie humaine statistique sous forme d’un U inversé : le consentement à payer augmente avec l’âge jusqu’à 45 ans avant de décliner pas la suite.

Une analyse de la valeur de la vie humaine selon l’âge aux Etats-Unis [3]

Source : Aldy, E. Joseph & Viscusi, W. Kip, « Adjusting the Value of a Statistical Life for Age and Cohort Effects », The Review of Economics and Statistics, Vol. 90, No. 3 (Aug., 2008), pp. 573-581

Cependant, les études de préférences déclarées ne confirment pas de façon robuste de relation entre l’âge des individus et leur valeur de la vie humaine [4]. Cette absence de consensus dans la population a d’ailleurs été rendue très visible aux Etats-Unis en 2003, lorsque l’Agence pour la Protection de l’Environnement américaine (EPA) a décidé, sur la base de certains travaux universitaires, d’appliquer une réduction de 37% de la valeur de la vie humaine pour les individus âgés de plus de 70 ans. Cette décision, décriée par la presse comme le « Senior Death Discount » [5], suscita un tollé et fut rapidement abandonnée au profit d’une valeur uniforme de la vie humaine.

L’état de santé : une prise en compte dans certains cas

Deux approches s’opposent souvent concernant les choix en matière de santé : allouer les mêmes moyens à tous les individus, ou privilégier ceux qui bénéficieront le plus des interventions. La première approche traduit une valeur de la vie humaine unique pour tous les individus, alors que la seconde indique des différences dans la valeur de la vie des personnes : par exemple, privilégier une personne de 30 ans sur une personne de 70 ans pour une greffe d’organe montre implicitement que le trentenaire a une valeur de la vie supérieure à celle du septuagénaire.

Cette seconde approche, qui conduit à faire une différence systématique dans la valeur de la vie des individus selon leur état de santé et leur âge, est en pratique utilisée dans de nombreux pays, dont la France [6]. Elle est justifiée par l’objectif de maximiser non pas le nombre de vies sauvées, mais le nombre d’années de vies gagnées [7]. C’est au Royaume-Uni qu’elle a été le plus formalisée avec la mesure systématique du nombre de QALY (Quality Adjusted Life Year) : chaque décision de santé est jugée à l’aune du nombre d’années de vie en bonne santé (QALY) qu’elle apporte.

Par Emmanuel Grand

[1] Madheswaran, S. , « Measuring the value of statistical life: estimating compensating wage differentials among workers in India », Social Indicators Research, Vol. 84, No. 1 (October 2007), pp. 83-96

[2] Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective, « L’évaluation socioéconomique des investissements publics : Rapport de la mission présidé par Emile Quinet », Sept. 2013, p.106

[3] Valeur de la vie humaine, ajusté des effets de cohorte

[4] Cf. OCDE, opus cité, p.62

[5] https://www.washingtonpost.com/archive/business/2003/05/13/under-fire-epa-drops-the-senior-death-discount/e14279ed-9109-40e5-998b-fd3a1620799c/

[6] En France, la méthodologie QALy est notamment employée par la Haute Autorité de la Santé (HAS) – Cf. HAS, Service de l’évaluation économique et de santé publique, « Choix méthodologiques pour l’évaluation économique à la HAS », 2011.

[7] Les partisans de cette approche font notamment remarquer que toute vie étant finie, les moyens dépensés en santé et sécurité ne font que gagner du temps face à la mort, et que dans ce cadre l’objectif de la collectivité doit être de gagner collectivement le maximum de temps de vie.


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