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Décryptage

Calcul du coût d’une vie humaine : des applications en France qui restent limitées

Posté le par Pierre Thouverez dans Innovations sectorielles

En France, la valeur de la vie humaine reste un concept peu utilisé et peu débattu. Bien que faisant l'objet de références officielles applicables à l'ensemble de l'administration, la valeur de la vie humaine reste un outil quasi-uniquement utilisé dans le cadre de l'évaluation de grands projets de transport (ligne TGV, autoroute, port…).

Une intégration au cadre de l’analyse socio-économique

Pour les pouvoirs publics, le concept de valeur de la vie humaine est principalement utilisé dans le cadre de l’analyse coûts-avantages (i.e. analyse socio-économique). Ces analyses de nature économique visent à quantifier, dans le cadre d’une décision à prendre, l’ensemble des coûts et des avantages attachés à chacune des options possibles, afin de les comparer entre elles. En pratique, cette quantification systématique permet de sommer les coûts et avantages afin d’obtenir pour chacune des options une valeur synthétique (en euros) comparable avec les autres options. Dans ce cadre, les biens non marchands (comme la sécurité, le bruit, l’air pur…) sont valorisés selon des prix de référence, comme la valeur de la vie humaine.

Un recours limité à l’analyse socio-économique

L’utilisation de l’analyse coûts-avantages s’est développée durant les dernières décennies en France : depuis 1984, tous les grands projets d’infrastructure de transport doivent faire l’objet d’une analyse socio-économique [1], et s’appuient donc sur une valeur de la vie humaine pour juger des investissements de sécurité. Cependant, ce type d’analyse est encore loin d’être systématique en France où de nombreuses décisions restent prises en l’absence de toute analyse socio-économique : en pratique, peu d’administrations françaises embrassent l’analyse socio-économique comme guide d’action.

Certains vont même plus loin et critiquent la pertinence même de l’analyse socio-économique, en pointant

  1. le caractère manipulable des calculs,
  2. l’ambition inachevable d’une normalisation de l’utilité sociale,
  3. l’inadaptation de l’analyse socio-économique aux processus de décision, souvent contraints par l’urgence.

A ces critiques s’ajoute particulièrement en France une vision consensuelle de bienveillance de l’action publique. Cette vision diffère nettement de celle des pays nordiques et anglo-saxons où la méfiance à l’égard de la puissance publique force celle-ci à justifier systématiquement son action, en démontrant la valeur ajoutée des investissements et régulations publics par rapport au laissez-faire. C’est donc naturellement dans ces pays que l’analyse socio-économique s’est développé de façon plus large.

Relativement aux autres pays développés, la France a donc un usage modeste de l’analyse socio-économique et par là des méthodes qui permettraient d’inclure la valeur de la vie humaine dans les décisions.

La fixation de valeurs tutélaires pour trancher des débats internes et suivre l’évolution du consensus économique

Il existe cependant un secteur de l’administration française où l’analyse socio-économique est traditionnelle : c’est le secteur des transports. Dirigé par des ingénieurs, le secteur des transports a eu tôt recours au point de vue de l’économiste pour justifier des investissements publics, et a été le moteur de la définition d’une valeur de la vie humaine par l’Etat. Depuis le début des années 1990, trois références successives ont été retenues comme valeur de la vie humaine, en réponse d’une part aux débats internes de l’administration française, et d’autre part à l’évolution de la recherche économique, quasi-exclusivement étrangère, sur le sujet :

  • La première valeur tutélaire de la vie humaine apparaît en 1994. Suite à un débat entre le ministère du budget et celui des transports sur la valeur des biens non marchands (sécurité, pollution, etc.), un groupe de travail est constitué afin de définir des valeurs uniques consensuelles pour ces biens non marchands. Le groupe de travail, organisé autour de Marcel Boiteux (ancien président d’EDF et économiste réputé), s’appuie sur la littérature économique de l’époque, qui mesure fondamentalement la valeur d’une vie à la contribution de l’individu au PIB. Le groupe de travail Boiteux conclut sur une valeur de la vie humaine équivalente à 650.000 euros.
  • Presque une décennie plus tard, au début des années 2000, les méthodes de recherche et les références internationales de valeurs de la vie humaine ont évolué. Le consensus universitaire retient désormais des valeurs issues de l’étude des comportements, qui sont plus élevées. De plus, une nouvelle controverse se développe entre le ministère des transports et celui de l’environnement sur les valeurs relatives du temps économisé, du bruit et de la sécurité dans l’analyse des projets de transport. Un groupe de travail est alors formé, à nouveau autour de Marcel Boiteux, qui conclut en 2001 à une valeur de la vie humaine de 1,5 millions d’euros.
  • Une nouvelle décennie s’écoule et c’est en 2012 qu’un nouveau groupe de travail est formé autour d’Emile Quinet pour redéfinir les valeurs de références de l’analyse socio-économique, suite à de nouveaux travaux internationaux qui réévaluent à la hausse les résultats des études comportementales. Une analyse comparative détaillée de l’OCDE sur la valeur de la vie humaine publiée en 2012 offre notamment une référence gouvernementale pour des valeurs plus élevées. Le groupe de travail Quinet fixe en 2013 une nouvelle valeur de la vie humaine de 3 millions d’euros pour la France.

« Force est donc de se jeter à l’eau. »

C’est avec cette phrase que Marcel Boiteux introduit en 2001 les conclusions du groupe de travail qui a redéfini la valeur de la vie humaine applicable en France. Les références retenues sont présentées comme imparfaites, sujettes à évolution en fonction des recherches économiques, mais indispensables. Marcel Boiteux reconnait l’incertitude, et les difficultés conceptuelles portées par la définition d’une valeur de la vie humaine [2], mais il affirme avec force que ne pas la prendre en compte revient à exclure la sécurité du débat. Il est pour lui indispensable de débattre et d’utiliser une valeur de la vie humaine. Seul un tel outil permet d’envisager d’atteindre un optimum économique dans l’emploi des ressources collectives affectées à la sécurité.

Un outil disponible mais peu employé

Il existe donc en France une valeur tutélaire (i.e. officielle) de la vie humaine : elle  a été fixée en 2013 à 3 millions d’euros [3] et évolue depuis au rythme de la croissance du PIB par habitant. Elle s’applique à toutes les évaluations publiques françaises, et porte l’ambition d’être l’outil d’une approche coordonnée des moyens à allouer à la sécurité.

La pratique du secteur public reste cependant très éloignée de cette ambition. S’inscrivant dans le cadre de l’analyse socio-économique, la valeur de la vie humaine en subit les limitations, comme l’indiquait en 2013 Jean Pisany-Ferry, le Commissaire général à la stratégie et à la prospective du gouvernement :

« Alors que la crise économique plaide pour un recours accru au calcul socioéconomique, son usage reste aujourd’hui limité. Il n’est systématique que dans le secteur des transports. La santé ne l’utilise que pour quelques cas particuliers et le secteur de l’énergie, qui doit absolument optimiser les investissements considérables nécessaires à la réalisation de la transition énergétique, en a quasiment oublié les principes. » [4]

Force est donc de constater que le recours limité à l’analyse économique empêche en France une approche globale de maximisation intersectorielle du nombre de vies sauvées par la collectivité.

Par Emmanuel Grand

[1] Loi n°82-1153 du 30 décembre 1982  d’Orientation des Transports Intérieurs (LOTI) rendant obligatoire la production de bilans socio-économiques et environnementaux, mise en œuvre par le décret 84 – 617 du 17 juillet 1984.

[2]  » Ces observations poussent à l’humilité. Les barèmes proposés ne peuvent prétendre à l’exactitude scientifique. On a fait ce qu’on a pu, avec les matériels disponibles – études publiées, pratiques étrangères, travaux en cours. » Marcel Boiteux, Une nouvelle étape dans la monétarisation des nuisances, 2002, p.5

[3] Le rapport Quinet, publié en 2013, utilise des données passées et a fixé la valeur de la vie humaine à 3 millions d’euros de 2010. Toute mise à jour ultérieure de cette valeur doit inclure l’évolution de l’inflation et du PIB par habitant par rapport à 2010.

[4] Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective, L’évaluation socioéconomique des investissements publics, 2013 – p.6

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Posté le par Pierre Thouverez


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