Interview

Un dispositif innovant pour transformer des avions de ligne en bombardiers d’eau

Posté le 5 octobre 2020
par Nicolas LOUIS
dans Innovations sectorielles

Une société française a inventé un nouveau système afin de transformer des avions gros porteurs en bombardiers d’eau et garantir une empreinte du liquide au sol régulière. Rencontre avec Dominique Legendre, enseignant-chercheur, ayant contribué à cette innovation.

Il n’existe pas d’avions de ligne transformés en bombardiers d’eau en Europe. Ce constat, David Joubert, pilote de ligne dans une grande compagnie française, l’a fait en observant des Boeing 747 et des DC10 larguer des produits retardants sur des feux de grande ampleur en Californie. Pour pallier ce manque, il décide de développer un supertanker européen et crée sa société, Kepplair Evolution. Il fait appel à Dominique Legendre, un chercheur français ayant aidé les Américains à évaluer les performances de leurs engins, pour l’accompagner dans son projet. Ensemble, ils créent un nouveau dispositif, baptisé KIOS, permettant de transformer tout avion gros porteur en bombardier d’eau et en optimisant le mode de largage. Entretien avec Dominique Legendre, enseignant à l’ENSEEIHT (École nationale supérieure d’électrotechnique, d’électronique, d’informatique, d’hydraulique et des télécommunications) et chercheur à l’Institut de mécanique des fluides de Toulouse.

Techniques de l’Ingénieur : Présentez-nous le nouveau dispositif de largage de produit sur des avions de ligne ?

Dominique Legendre – Crédit photo : Institut de mécanique des fluides de Toulouse

Dominique Legendre : Notre système est le fruit d’une adaptation de deux dispositifs déjà existants sur des bombardiers d’eau aux États-Unis. Nous nous sommes inspirés d’un premier dispositif qui repose sur la gravité et se rencontre fréquemment sur les Canadair et les DC10. Il consiste à équiper les réservoirs d’une trappe qui s’ouvre afin de laisser tomber le produit sous l’effet de son propre poids. L’inconvénient d’un tel système est que la vitesse de sortie diminue avec la hauteur d’eau, comme décrit par la loi de Torricelli. Le produit s’écoule vite au début, puis de plus en plus lentement, entraînant une empreinte du produit au sol irrégulière. Pour remédier à cette difficulté, ce système est équipé de trappes qui s’ouvrent progressivement afin que la perte de vitesse soit compensée par une ouverture plus grande. La quantité de produits évacuée reste donc à peu près constante, mais j’ai constaté, grâce à des analyses au sol, que la largeur de l’empreinte au sol se réduit au fur et à mesure de la vidange du réservoir. Elle est en effet conditionnée par la vitesse à laquelle le fluide s’évacue. Autre inconvénient de ce dispositif : les réservoirs sont installés sous l’avion, pénalisant ainsi son aérodynamisme.

Face à ces inconvénients, vous êtes-vous inspiré d’un second système existant ?

Oui, il équipe des Boeing 747 avec cette fois, des réservoirs installés à l’intérieur de l’avion. Ce dispositif repose sur une forte pressurisation des réservoirs, de 7 à 8 bar, et qui permet de contrôler le débit et la vitesse à laquelle le produit sort. Par contre, l’inconvénient de ce dispositif se situe au niveau de cette forte pressurisation qui a pour conséquence de pulvériser le produit sur une très grande largeur comparée au système gravitaire. Ceci entraîne une moins forte concentration de l’empreinte au sol alors qu’il est nécessaire qu’elle soit élevée, surtout dans le cas de feux intenses.

Un prototype a été construit à l’échelle 1/3 afin de réaliser des essais et garantir une empreinte du produit au sol régulière.
Crédit photo : Institut de mécanique des fluides de Toulouse

À partir de ces deux dispositifs, quel système avez-vous inventé ?

Nous avons cherché à concevoir un dispositif le plus simple possible et avons conservé le système gravitaire qui permet de laisser le produit tomber sous son propre poids. Par contre, pour compenser la perte de hauteur d’eau, plutôt que d’ajuster l’ouverture de la trappe, nous procédons à une légère pressurisation du réservoir. Comparé aux 7 ou 8 bar du second système déjà existant, la pression de notre dispositif est très faible et peut atteindre au maximum 0,2 bar. Elle s’ajuste automatiquement au fur et à mesure que le réservoir se vide. Nous sommes ainsi capables de garantir une vitesse et un débit constant de sortie du liquide. Grâce à un prototype construit à l’échelle 1/3, nous avons validé notre dispositif avec une empreinte au sol qui s’étale régulièrement quelle que soit la hauteur du liquide dans le réservoir.

Quels sont les autres avantages de votre technologie ?

Dans des zones accidentées avec du relief, les avions sont rarement en position horizontale, ce qui perturbe l’évacuation du liquide des réservoirs dans les deux systèmes déjà existants. Lors d’essais dans notre laboratoire, nous avons réussi à conserver une vitesse de sortie du liquide constante alors que notre prototype était incliné de 15 degrés, et ceci en rajoutant 0,2 bar dans le réservoir.

Nous avons conçu un système facile à installer comme à démonter à l’intérieur de l’avion. Les grands feux en Europe se concentrent sur 4 mois dans l’année, l’avion pourra donc être affecté à d’autres missions le reste du temps. Il pourra par exemple servir à des opérations de rapatriement humanitaires ou au déploiement de secouristes comme à Beyrouth dernièrement. Il pourra aussi être transformé en avion-cargo afin de transporter des marchandises, comme le besoin s’est présenté pendant la crise du Covid-19 avec l’acheminement de masques. Grâce à ces rôles multiples, l’avion pourra être économiquement rentable.

Quelle suite allez-vous donner à ce projet ?

Notre dispositif est breveté et nous montons un projet afin de l’installer dans un avion à taille réelle pour réaliser des essais grandeur nature. Nous sommes aidés dans nos démarches par Toulouse Tech Transfer, un organisme qui accompagne les chercheurs vers l’industrialisation de leurs travaux de recherche. Nous avons besoin d’un budget de 8 à 10 millions d’euros afin de transformer un avion du type A330 ou A340 puis faire des tests en vol et mesurer l’empreinte du produit au sol. Ce type d’avion pourra embarquer jusqu’à 40 000 litres et larguer, à chaque passage, des produits retardant sur une longueur de 800 mètres et une largeur de 40 à 50 mètres. Nous allons prochainement répondre à un appel à projet d’un programme Européen nommé H2020 et dans lequel il y a une thématique sur la lutte contre les grands feux. Il n’existe aucun avion bombardier d’eau à grande capacité en Europe ; notre projet présente un réel intérêt face à la multiplication des feux de grande ampleur sur le continent. En complément des Canadair équipés de plus petits volumes, environ 6 000 litres, et qui déversent des quantités d’eau au sol afin d’attaquer directement les feux, notre avion embarquera des produits retardants pour limiter la combustion des végétaux et ainsi circonscrire l’incendie. Nous cherchons à travailler avec des avions Airbus mais notre dispositif peut aussi s’adapter sur des Boeing comme le 747 ou la génération suivante le 777.


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