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Vers un « métal vivant » : quand le monde biologique et l’électronique se rencontrent

Posté le 19 novembre 2025
par Morgane Gillard
dans Matériaux

Et si les matériaux électroniques pouvaient devenir vivants ? En intégrant des endospores de bactéries dans un alliage de métal liquide, des chercheurs américains viennent de créer un composite capable de conduire l’électricité, de s’activer biologiquement et même de s’autoréparer. Une première mondiale qui pourrait redéfinir la manière dont l’électronique dialogue avec les tissus vivants – et ouvrir la voie à une nouvelle génération d’interfaces bioélectroniques véritablement hybrides.

La frontière entre les systèmes biologiques et les systèmes électroniques est en passe d’être repensée de façon radicale. Une équipe de chercheurs de la Binghamton University (États‑Unis) vient de publier, dans Advanced Functional Materials, une étude introduisant une toute nouvelle classe de matériaux composites : des métaux liquides contenant des endospores de bactéries électrogéniques. Ces matériaux ouvrent des pistes inédites pour l’interface bioélectronique, en combinant conductivité, adaptabilité et fonction biologique.

Allier électronique et tissus biologiques, un défi

Les dispositifs bioélectroniques actuels reposent souvent sur des polymères conducteurs. Toutefois le comportement de ces polymères ne satisfait pas totalement les scientifiques : homogénéité imparfaite de l’interface et surtout, manque de conductivité par rapport aux métaux. « De plus, explique Seokheun Choi, auteur principal de l’étude, la plupart des dispositifs bioélectroniques sont déployés dans des environnements très hostiles et sont donc exposés à des dommages mécaniques. Ils doivent impérativement disposer d’une capacité d’autoréparation. »

Dans ce contexte, les métaux liquides comme l’alliage eutectique gallium‑indium (EGaIn) présentent un potentiel intéressant : haute conductivité, souplesse et adaptabilité. Il existe cependant deux obstacles majeurs à leur intégration dans des systèmes biologiques : d’une part, la formation d’une couche d’oxyde à leur surface lorsqu’ils sont exposés à l’air ou à l’eau, ce qui réduit la conductivité et donc la communication entre les systèmes électroniques et biologiques ; d’autre part, une hydrophobicité qui entraîne une mauvaise adhérence aux substrats électroniques (films polymères, verre, circuits flexibles…) ou biologiques.

Pour qu’une interface électronique puisse dialoguer pleinement avec un système biologique – où la communication se fait souvent via des ions, des molécules ou des signaux électriques –, il faut donc un pont matériel capable de jouer les deux rôles : conduire des électrons, mais aussi s’intégrer dans un contexte ionique et biologique. C’est précisément ce défi que l’étude se propose de relever.

Innovation : intégrer des endospores de bactéries dans un métal liquide

Le concept développé par les chercheurs repose sur l’incorporation d’endospores inactives de Bacillus subtilis – des bactéries électrogéniques capables de générer de faibles flux d’électrons – dans une matrice d’alliage EGaIn. Ces endospores disposent en effet à leur surface de groupes fonctionnels chimiques qui interagissent avec la couche d’oxyde du métal liquide. Cette interaction rompt localement la couche d’oxyde et permet un contact métallique plus direct, améliorant ainsi la conductivité du composite.

Vue au microscope du « métal vivant » composé de l’alliage métallique EGaln et d’endospores de Bacillus subtilis © Binghamton University

Les auteurs montrent que cette approche permet non seulement de contourner le problème de l’oxyde de surface, mais aussi de déployer de nouvelles propriétés. Le composite est ainsi intégrable dans des substrats souples (papier, tissus) tout en conservant les propriétés du métal. De plus, lors de la germination des spores, la conductivité électrique s’améliore encore, ce qui suggère une dynamique « vivante » – le matériau n’est plus passif mais « s’active ». Enfin, le matériau présente une capacité d’autoréparation. Lorsqu’une défaillance ou une fracture apparaît, le composite comble ainsi de lui‑même la fissure.

Un « métal vivant »

L’article décrit la stratégie de formulation de ce composite vivant, les mesures électriques (résistance, comportement après activation) et les tests mécaniques (cyclicité, autoguérison) réalisés. Par ailleurs, des tests de germination, de viabilité et d’intégration des spores ont été conduits, attestant de la compatibilité biophysique du matériau.

La biologie des spores est particulièrement utile ici : à l’état dormant, elles tolèrent des conditions extrêmes (température, dessiccation), ce qui permet l’incorporation dans un métal liquide sans que la cellule soit immédiatement détruite. Puis, en environnement favorable, elles peuvent se réactiver, conférant au métal une dimension vivante.

De nombreuses applications dans le domaine biomédical

Les implications de ces résultats sont vastes. Sont ainsi envisagés des dispositifs portables ou implantables, capables de communiquer directement avec des tissus vivants, grâce à une interface robuste, conductrice et biologiquement compatible. Par exemple : capteurs biomédicaux vestimentaires, neuro‑interfaces, dispositifs de réparation tissulaire ou encore robots souples bio‑hybrides. Les propriétés d’autoréparation sont un atout majeur pour les environnements difficiles ou l’usure prolongée. Le mariage du métal liquide et du vivant ouvre aussi la voie à une nouvelle génération d’électronique adaptative où les matériaux ne sont plus de simples objets passifs mais des systèmes dynamiques.

De plus, le fait que la germination des spores améliore la conductivité suggère qu’il est possible d’envisager des matériaux « activables », capables de répondre à des stimuli biologiques ou environnementaux, et ainsi de se comporter comme un pont réellement actif entre deux mondes.

De nombreux défis à relever avant une éventuelle mise sur le marché

Malgré ces avancées prometteuses, plusieurs défis restent à relever.

Les auteurs eux‑mêmes reconnaissent que ce matériau est à ce jour un jalon technologique, et non encore un produit « prêt pour le marché ».

Cette étude marque une étape clé vers l’« électronique vivante » : un paradigme où la matière non seulement conduit, mais participe, s’adapte et interagit. Ces résultats jettent les bases d’un pont potentiel entre microbiologie, électronique et science des matériaux, à la croisée de l’ingénierie biomédicale et des interfaces bioélectroniques. À l’aube de cette nouvelle ère, la question n’est plus seulement de connecter le vivant à l’électronique, mais de les fondre en un seul système intégré.


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