Interview

« Notre façon de prédire l’interaction et l’affinité est unique au monde »

Posté le 25 janvier 2021
par Pierre Thouverez
dans Chimie et Biotech

Aqemia est une spinoff de l’ENS et du CNRS, issue de la recherche fondamentale, fondée il y a un an et demi. Elle développe une technologie permettant, en un temps record, de trouver des molécules thérapeutiques pour une cible thérapeutique. Aqemia vient d’ailleurs de contractualiser avec Sanofi pour développer des médicaments contre le SARS-CoV-2.

Maximilien Levesque est le cofondateur et actuel CEO d’Aqemia. Titulaire d’un PHD en physique quantique théorique du CEA Saclay, il est passé par Oxford et Cambridge pour faire de la mécanique statistique, puis a ensuite été embauché en 2013 en tant que chercheur au CNRS à l’ENS. Il y a monté un groupe de recherche avec deux domaines d’expertise : la mécanique statistique des liquides et l’intelligence artificielle appliquée à la chimie.

Il a accepté de répondre aux questions de Techniques de l’Ingénieur sur les technologies de modélisation et de prédiction développées au sein d’Aqemia, et notamment sur le partenariat avec Sanofi, qui confirme au niveau industriel la technologie développée et validée jusque-là au niveau académique, avec un premier contrat à la clé pour la spinoff.

Techniques de l’Ingénieur : Pouvez-vous revenir sur la genèse d’Aqemia, que vous avez cofondé en 2019 avec Emmanuelle Martiano ?

Maximilien Levesque : Avec le groupe de recherche au sein duquel je travaillais au CNRS, nous avons développé une technologie utile pour la recherche pharmaceutique. Ce que nous avons découvert a été transféré vers Aqemia lors de sa création.

Maximilien Levesque et Emmanuelle Martiano, les fondateurs d’Aqemia. ©Aqemia

J’ai cofondé Aqemia dans le courant de l’année 2019 avec Emmanuelle Martiano, qui est aujourd’hui COO d’Aqemia, et qui avait auparavant passé neuf ans en conseil et stratégie au BCG (Boston Consulting Group). Nous avons donc deux profils très complémentaires. 

Tout de suite après la fondation d’Aqemia, nous avons levé des fonds – 1,6 million d’euros -, via un fonds d’investissement, Elaia, Bpifrance et des business angels, afin de développer notre technologie et construire une équipe et un produit capables d’apporter de la valeur dans des projets de collaboration avec des laboratoires pharmaceutiques.

Ensuite est arrivée la crise sanitaire que nous traversons encore aujourd’hui. Etant donné que nous travaillons sur la conception de médicaments, nous nous sommes bien sûr interrogés sur les moyens que nous pouvions mettre en place pour être utiles.

Nous avons commencé à faire des recherches pour trouver des médicaments contre le Covid-19 à partir du mois de mars 2020, tout en continuant à développer notre équipe. Nous sommes aujourd’hui une douzaine de personnes.

Où en êtes-vous concernant vos recherches sur le SARS-CoV-2 ?

Nous avons signé notre premier contrat commercial avec Sanofi, qui prend la forme d’un partenariat pour trouver des médicaments contre le Covid-19. Cela constitue pour nous un jalon très important, puisque Sanofi est un leader mondial de la recherche pharmaceutique, ce qui accrédite le fait que la technologie développée par Aqemia est unique et différenciée. Aussi il s’agit de notre premier gros contrat, ce qui est très important pour nous, car cela valide la forte valeur ajoutée de notre technologie dans un contexte industriel.

Revenons sur la genèse d’Aqemia. Qu’est-ce qui vous a décidé à passer de la recherche académique à une spinoff ?

Il y a eu deux étapes très importantes. La première a eu lieu quand j’étais encore au CNRS. Je suis un jour tombé sur un communiqué de presse de Sanofi, relatant la contractualisation pour 120 millions d’euros entre un laboratoire pharmaceutique et une société américaine, sur une problématique de calcul d’énergie libre. Je me suis rendu compte que nous pouvions faire ce genre de calculs aussi bien que nos concurrents, mais dans un temps beaucoup plus court. 10 000 fois plus court.

La deuxième étape est ma rencontre avec Emmanuelle Martiano, COO d’Aqemia, avec qui nous sommes très complémentaires.

La technologie semblait prête, les fondateurs aussi. Nous avons donc décidé de tenter l’aventure : c’était l’objectif de cette première levée de fonds, avec l’ambition de faire valider industriellement l’intérêt de notre technologie et une traction commerciale. Cela a fonctionné et a été validé par notre premier gros contrat, avec Sanofi. C’est quelque chose de très important pour nous.

Quelles sont les perspectives aujourd’hui ?

Nous sommes en train de mettre en place une deuxième levée de fonds, qui aura lieu au premier semestre 2021, avec pour objectif d’accélérer notre développement, multiplier les collaborations comme celle avec Sanofi et développer nos propres programmes de recherche interne. 

Passons au volet technologique. Qu’est-ce qui différencie Aqemia de ses concurrents ?

Dans Aqemia, il y a deux technologies qui se parlent. La première technologie, qui a été développée à l’ENS, permet de prédire sur des bases physiques, si une petite molécule – un candidat médicament – est efficace. Pour être efficace, il faut que cette molécule ait une bonne affinité avec sa cible thérapeutique

La cible thérapeutique, qui est une grosse molécule, peut être vue comme un verrou, qui est responsable d’une maladie, et plus précisément d’un mécanisme de cette maladie. Il s’agit donc pour nous de trouver la bonne clé – parmi une quasi infinité de solutions – qui va entrer dans le verrou et l’empêcher de jouer son rôle dans la maladie.
Ce que mon équipe et moi avons inventé à l’ENS et qui a été transféré par la suite chez Aqemia, c’est une technologie qui permet de prédire cette affinité de la clé pour son verrou. Scientifiquement parlant, il s’agit de prédire l’énergie libre de liaison entre le candidat médicament et la cible thérapeutique.

Notre technologie peut prédire, grâce à des algorithmes très rapides et très précis, si les deux molécules s’emboîtent bien l’une dans l’autre.

Comment expliquer les performances des algorithmes que vous évoquez ?

Notre façon de prédire l’interaction et l’affinité est unique au monde. Il s’agit d’une toute nouvelle théorie, qui est une réécriture d’une théorie quantique. Concrètement, nous avons reformulé une théorie quantique, la DFT (density functional theory)  de Walter Kohn, pour l’adapter à la mécanique statistique : la molecular density functional theory.

C’est grâce à cela que nous pouvons être plus précis et plus rapides dans la prédiction de l’affinité moléculaire. 

Qu’en est-il de cette seconde technologie que vous évoquiez et qui « répond à la première » ?

La seconde technologie développée est une intelligence artificielle, qui invente de nouvelles molécules. Ainsi, ces deux technologies sont complémentaires, puisqu’une technologie va permettre d’inventer des molécules, et une seconde va valider, ou pas, l’affinité entre cette nouvelle molécule et la cible thérapeutique. Si la molécule imaginée ne correspond pas, l’intelligence artificielle va prendre en compte les points de blocage pour inventer une autre molécule. Et ainsi de suite, le système informatique fonctionne par boucles d’améliorations, et après une grande quantité (de l’ordre de 10^6) de tests et de générations, nous obtenons une molécule qui correspond à la cible thérapeutique. 

L’enjeu est donc double : il faut parvenir à obtenir des itérations de plus en plus pertinentes, mais il faut également que le temps alloué à la création d’une itération soit très court, car on parle de millions d’itérations, pour parvenir au résultat souhaité.

Aujourd’hui, nous sommes les seuls à être aussi rapides et précis dans la prédiction de l’affinité, ce qui permet de la coupler à de l’IA générative. C’est ça qui fait l’unicité d’Aqemia.

C’est donc cette méthodologie que vous avez mise en place pour développer des médicaments contre le Covid-19 ?

Représentation de la protease 3CL-Pro du virus SARS-CoV-2. C’est l’action de cette protease qu’Aqemia et Sanofi visent à bloquer avec les technologies d’Aqemia. ©Aqemia

Pour développer un médicament contre le SARS-CoV-2, nous sommes partis de molécules dont nous savions qu’elles avaient une bonne affinité pour la protéase du VIH (et également la protéase de SARS-CoV-1), qui a beaucoup de similitudes avec celle SARS-CoV-2. Nous avons pris ces molécules et nous les avons testé sur la protéase de SARS-CoV-2 : notre algorithme d’intelligence artificielle la modifie, petit à petit, par itérations, pour in fine aboutir à une molécule ayant une affinité optimale avec la cible thérapeutique du SARS-CoV-2. En un mot, Aqemia cherche une clé pour le verrou « protéase » de SARS-CoV-2.

Propos recueillis par Pierre Thouverez

Image de UNE : ©Aqemia


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