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Artelia mise sur l’ingénierie augmentée pour anticiper les effets du changement climatique sur les vitrages

Posté le 28 octobre 2025
par Benoît CRÉPIN
dans Innovations sectorielles

Alors que la France métropolitaine se dirige vers une augmentation moyenne des températures de 4 °C à l’horizon 2100, anticiper les retentissements de ce réchauffement du climat apparaît comme une véritable urgence. Notamment dans le domaine du bâtiment, en première ligne face à ses effets : inondations, tempêtes, retrait-gonflement des argiles… Auxquels s’ajoutent des phénomènes plus méconnus, tels que le risque de dégradation des joints de scellement des vitrages sous l’effet des chaleurs extrêmes.

Une initiative Syntec-Ingénierie

Au travers d’une série de capsules vidéo intitulée « L’ingénierie augmentée au service du climat », la fédération professionnelle Syntec-Ingénierie – 400 entreprises adhérentes et 13 délégations régionales – a choisi de mettre en avant quatre initiatives portées par des entreprises du secteur, reposant sur l’utilisation du numérique pour simuler des scénarios, anticiper les impacts environnementaux, et concevoir des bâtiments à l’empreinte carbone réduite. Ceci, en donnant directement la parole à des ingénieur(e)s du secteur du bâtiment, afin d’illustrer le rôle de l’ingénierie pour accélérer la transition écologique et énergétique. Nous avons pu revenir en détail avec les adhérents de la fédération porteurs de ces projets, sur les tenants et aboutissants de leur travail. Pour le troisième de ces quatre entretiens, rencontre avec Artelia.

Dans le cadre d’une mission qu’ils se sont vu confier par Crédit Agricole Immobilier, deux ingénieurs du groupe Artelia se sont penchés sur la question encore relativement peu explorée des effets des températures extrêmes sur les vitrages des façades de bâtiments tertiaires.

En première ligne face aux effets du changement climatique, et notamment à la recrudescence de vagues de chaleur extrêmes, les façades vitrées des bâtiments sont en effet mises à rude épreuve, et le seront plus encore à l’avenir. Pour anticiper les désordres que les vitrages pourraient être amenés à subir, mais aussi proposer des solutions d’adaptation pertinentes, Maëlle Darnis, ingénieure et architecte RFR Structure et Enveloppe, et Christophe Boré, référent métier et responsable de mission conception environnementale Artelia, ont mené un vaste projet de modélisation numérique, qui leur a permis de tirer une série d’enseignements inédits qu’ils évoquent dans une vidéo publiée par Syntec-Ingénierie, et sur lesquels ils ont accepté de revenir plus en détail pour Techniques de l’Ingénieur.

Maëlle Danis / Christophe Boré – Tous deux salariés du groupe Artelia, Maëlle Darnis et Christophe Boré travaillent régulièrement main dans la main autour de projets complexes.

Techniques de l’Ingénieur : Quelles sont vos missions respectives, et quels sont les liens qui vous unissent ?

Maëlle Darnis : Je suis ingénieure façades chez RFR structure et enveloppe, une entreprise d’ingénierie spécialisée en façades et structures. Nous appartenons au groupe Artelia depuis 2015. Nous menons ainsi un certain nombre de projets en commun. Nous intervenons principalement sur des façades légères vitrées – murs-rideaux, ossature bois, verrières… – dans le cadre de projets de bâtiments tertiaires.
Christophe Boré : Je suis ingénieur conception environnementale chez Artelia. Je travaille principalement sur des projets tertiaires de tours de bureau, d’hôpitaux, de centres de recherche, etc. Depuis trois ans, je travaille aussi sur le sujet de la résilience au changement climatique. Maëlle et moi appartenons à la même business unit, ce qui nous permet de travailler en collaboration sur certains projets complexes.

Quelles sont justement les origines de ce travail que vous avez mené conjointement dans le cadre d’une mission pour Crédit Agricole Immobilier ?

CB : Comme je l’évoquais, je travaille depuis trois ans environ sur le sujet de la résilience au changement climatique, notamment au travers d’audits. Cela passe par une phase d’analyse de l’exposition, autrement dit d’analyse des aléas, puis une phase d’analyse de risque. Cela nous permet in fine d’accompagner les clients au travers de plans de travaux, qui permettent de mettre en balance le coût de l’action par rapport à celui des conséquences potentielles d’une mal-adaptation, voire d’une non-adaptation.

Crédit Agricole Immobilier a eu vent de cette offre novatrice – peu d’acteurs proposent une telle technicité sur ce type de service aujourd’hui – et nous a ainsi missionnés pour réaliser un audit de ses deux campus franciliens. Sa demande consistait à analyser les forces et faiblesses des bâtiments implantés au sein de ces campus et les besoins d’adaptation associés. À cela s’est ajoutée une demande d’accompagnement pour un plan de travaux d’adaptation dans le cadre de la rénovation de deux bâtiments en particulier. Nous avions pour mission de proposer – suite à la réalisation d’études de faisabilité techniques dédiées – des solutions techniques, architecturales et paysagères, ainsi que des stratégies globales de résilience au changement climatique associées aux spécificités du site et des bâtiments.

Nous avions déjà, avec Maëlle, travaillé en amont autour des réglementations applicables au bâtiment, mais aussi sur les paramètres climatiques intégrés aux réglementations en cours de modification. Nous nous étions alors notamment rendu compte d’un point sensible au niveau des façades : les joints de scellement des vitrages.

Ces joints se trouvent autour des éléments vitrés des façades, et permettent d’encapsuler le gaz – en général de l’argon – entre les vitres, en conférant ainsi au vitrage ses capacités isolantes. En cas de rupture de ces joints de scellement – phénomène dont la probabilité augmente au-delà d’une température intervitrage supérieure à 60°C, d’autant plus si le vitrage est soumis à une contrainte mécanique –, le gaz s’échappe et le vitrage perd quasiment tout pouvoir isolant. Il peut même subir un phénomène de casse thermique, à cause de la condensation.

Nous avons donc décidé, dans le cadre de cette mission confiée par Crédit Agricole Immobilier, de prendre le temps d’étudier le sujet plus en profondeur, en faisant appel à un logiciel de modélisation numérique pour comprendre quelles sont les conditions limites du phénomène, voir si ce projet était concerné et, le cas échéant, réfléchir à des solutions permettant de prévenir ce problème. L’idée était donc à la fois que cela soit utile pour cette mission, mais aussi pour d’autres projets à l’avenir.

Les deux ingénieurs ont utilisé un logiciel de calcul thermique et de dimensionnement de vitrages, qui leur a notamment permis de réaliser des tests avec des données climatiques correspondant à un climat futur. © Artelia/RFR – Syntec Ingénierie

Comment avez-vous procédé ? À l’aide de quel outil numérique, et à partir de quelles données ?

MD : Nous avons utilisé le logiciel Vitrages Décision, développé par Ginger CEBTP, auquel font appel beaucoup d’entreprises d’ingénierie pour réaliser des calculs thermiques et de dimensionnement des vitrages en fonction des contraintes mécaniques auxquelles ils seront soumis. Nous avons joué sur les paramètres d’entrée tels que la localisation, l’altitude, l’orientation et l’inclinaison des façades pour voir dans un premier temps comment se comporteraient les façades des bâtiments du groupe Crédit Agricole dans leur configuration actuelle. Mais pas uniquement… Nous avons ensuite mené des tests avec des données climatiques correspondant à un climat futur, et en établissant différents scénarios visant à étudier l’influence de certains choix techniques et architecturaux. C’est ce qui fait en grande partie l’originalité de notre démarche.

CB : À partir des scénarios climatiques du GIEC, ainsi que du scénario de référence retenu dans la TRACC[1], nous avons effectivement commencé par extraire un certain nombre de données clés : évolution des températures maximales ; durée, intensité, fréquence des vagues de chaleur… Et ce, en prenant également en compte le phénomène d’îlot de chaleur urbain.

À partir de ces données d’entrée, nous avons alors modélisé les façades existantes, en tenant compte des références des vitrages qui les composent, ainsi que des stores dont elles sont équipées, tout en faisant varier les valeurs de température, afin d’étudier les conséquences des conditions climatiques extrêmes qui nous attendent à l’avenir. Ceci, pour une localisation en région parisienne, mais aussi ailleurs en France. Nous avons réalisé ces travaux de modélisation à la fois pour des petits et des grands vitrages, qui ont en effet des comportements différents.

Cela nous a permis d’obtenir des valeurs « V0 » de température des joints de scellement des vitrages, avec ou sans stores. Lorsqu’ils sont installés à l’intérieur des bâtiments, ces stores ont en effet tendance à faire chauffer encore davantage le vitrage, en réfléchissant une partie de la lumière reçue. Nous avons aussi fait varier le type de menuiserie ; le type, la couleur et l’orientation des lames des stores, étudié l’influence de la mise en œuvre ou non de verre feuilleté, le nombre de couches de vitrage, le type de couches de contrôle solaire etc. Ceci, dans l’objectif d’étudier la plus large palette de scénarios possibles – une quarantaine en tout – nous permettant de définir un ensemble de conditions limites.

Nous nous sommes pour cela appuyés sur le cahier n° 3242 du CSTB[2]. Ce document porte sur les conditions climatiques à considérer pour le calcul des températures maximales et minimales des vitrages, notamment l’irradiation solaire, qui a une influence majeure, et qui varie selon l’exposition de la façade. Ce cahier du CSTB nous donne ainsi des valeurs de contraintes, en newton par millimètre carré (N/mm2), à ne pas dépasser au niveau des joints de scellement.

Quels enseignements avez-vous tirés de ce travail ?

CB : Ce travail de modélisation nous a notamment permis de constater que la température intervitrage ne dépasserait pas les 65°C, du moins à Paris à l’horizon 2050. Nous avons donc cherché à définir à partir de quelle température extérieure cela pourrait être le cas, en l’occurrence à partir de 46°C. En croisant cette valeur avec des relevés météorologiques historiques, ainsi que les projections du GIEC, nous avons ainsi pu déterminer les localisations de zones à risque aujourd’hui, et celles qui le deviendront demain. Cela va nous guider dans nos futurs projets. Le problème se manifeste d’ailleurs déjà, par exemple dans les pays du Golfe ou d’Afrique du Nord, où l’usage de la climatisation permet néanmoins d’y remédier dans une certaine mesure. En cas de panne, en revanche, la dérive de température intérieure risque bien de poser problème.

Cela nous a finalement amenés à proposer à Crédit Agricole Immobilier des solutions de résilience en phase avec les stratégies d’atténuation – installation des stores à l’extérieur, idéalement faits de toile de couleur claire ; choix de menuiseries en bois plutôt qu’en aluminium… – en grande partie basées sur les principes de l’architecture bioclimatique. Nous avons en effet pris le parti de tenir compte de l’impact carbone de ces solutions, en écartant notamment le recours à la climatisation.

Notre objectif, dans le cadre de ces audits, est aussi de voir ce qui serait à changer dans les normes actuellement en vigueur, pour qu’elles soient plus adaptées aux conditions climatiques à venir. Notre travail nous a ainsi conduits à proposer à Crédit Agricole immobilier des règles de dimensionnement différentes de celles qui sont classiquement employées. Cette étude les a d’ailleurs fortement intéressés…

MD : La question de la température des joints de scellement est loin d’être décorrélée de la conception des vitrages et des façades. Comme l’indiquait Christophe, l’ajout d’un store intérieur, notamment, provoque une augmentation de la température intervitrage. Néanmoins, sa présence est souhaitable pour assurer le confort des occupants d’un bâtiment. Le travail de conception est donc avant tout multifactoriel. Il faut réussir à trouver le juste équilibre entre tous les paramètres d’une façade vitrée : température limite des joints de scellement, certes, mais aussi performance thermique, facteur solaire ou encore confort lumineux.

L’idée est désormais de faire connaître ces résultats, qui sont encore très rares dans la littérature scientifique et technique, et de les mettre à profit. D’une manière générale, le travail de conception des bâtiments par les architectes doit en effet évoluer, et les résultats que nous avons obtenus font clairement partie des nouvelles données d’entrée à prendre en compte. Il s’agit d’une petite pierre à l’édifice en matière de conception environnementale des bâtiments de demain, mais elle a toute son importance.


[1] Trajectoire de réchauffement de référence pour l’adaptation au changement climatique.

[2] Centre scientifique et technique du bâtiment.


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