Alors que les ambitions climatiques du secteur aérien s’affichent de plus en plus fermement – avec un objectif de neutralité carbone à horizon 2050 en France comme en Europe – les émissions de gaz à effet de serre du secteur repartent à la hausse, à cause d’une reprise rapide et massive du trafic après la crise sanitaire, portée notamment par le modèle low-cost, et une stratégie de décarbonation qui repose quasi exclusivement sur des leviers technologiques encore loin d’être déployés à l’échelle.
Innovations limitées sur les appareils, SAF encore très marginaux, investissements insuffisants dans les carburants de synthèse… Le compte n’y est pas, déplore Jérôme du Boucher, responsable aviation au sein de l’organisation Transport & Environnement. Dans cet entretien accordé à Techniques de l’Ingénieur, il décrypte les incohérences de la trajectoire actuelle, dénonce une forme d’aveuglement face à la croissance du trafic aérien, et plaide pour des mesures structurelles sur la fiscalité, l’encadrement de la demande, et la mise à l’échelle rapide de solutions concrètes, comme l’évitement des traînées de condensation par exemple. Entretien.
Techniques de l’Ingénieur : Le secteur aérien vise la neutralité carbone d’ici 2050. Où en est-on aujourd’hui et ce cap est-il toujours réaliste ?
Jérôme du Boucher : Aujourd’hui, le secteur aérien est très loin de la trajectoire climatique qui doit le mener à la neutralité carbone en 2050. Malgré les promesses de décarbonation faites après la crise Covid, les émissions sont déjà revenues à leur niveau de 2019, et rien n’indique une véritable inflexion. Le problème principal, c’est que toutes les feuilles de route officielles – françaises ou européennes – tablent sur une croissance continue du trafic aérien jusqu’en 2050, comme si elle était inévitable. Ce postulat, rarement discuté, est pourtant central : la croissance du trafic dépend du prix du billet et du niveau de revenu. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène « naturel », mais bien d’un choix économique et politique.
Et pendant ce temps, les progrès technologiques sont timides. Les constructeurs, comme Airbus, ont préféré faire évoluer leurs modèles existants plutôt que d’investir dans des ruptures ambitieuses. L’exemple le plus clair est le report du projet d’avion à hydrogène, pourtant présenté comme révolutionnaire. De fait, le renouvellement des flottes n’apporte que des gains marginaux, et le cœur du modèle économique, basé sur la croissance du trafic, annule tous les bénéfices climatiques obtenus par ailleurs.
Les carburants durables ne constituent-ils pas une solution solide pour accompagner cette transition ?
Ils sont souvent présentés comme le pilier principal de la décarbonation, mais peinent à décoller pour le moment. Aujourd’hui, les SAF (carburants d’aviation durables) représentent moins de 2 % des volumes consommés en Europe. Ceux qui sont aujourd’hui utilisés, comme les HVO produits à partir d’huiles usagées ou de graisses animales, posent de sérieux problèmes de durabilité. En effet, ces matières sont souvent importées, mal tracées, ou détournées, notamment via de l’huile de palme déguisée. Par exemple, la Malaisie exporte aujourd’hui deux fois plus d’huiles usagées qu’elle n’en collecte et importe. Ce pays est par ailleurs un gros producteur d’huile de palme. Il y a donc de nombreux abus.
Les biocarburants avancés, issus de résidus lignocellulosiques, ont un potentiel plus vertueux, mais les technologies sont coûteuses, peu matures, et les volumes mobilisables sont très limités. Selon nos estimations, en 2050, le gisement durable européen permettrait au mieux de produire 5 Mtoe de carburant, soit 7,5% de la demande projetée de kérosène en 2050, un chiffre loin des besoins établis par la réglementation européenne. C’est pourquoi il faut développer en parallèle les e-fuels, produits à partir d’électricité décarbonée et de CO₂ capté. Mais là encore, les enjeux technologiques et énergétiques sont majeurs, et les investissements très lourds.
Le cadre réglementaire européen est-il à la hauteur de ces défis ?
Le règlement ReFuelEU marque un tournant important, en fixant des objectifs d’incorporation de carburants durables. Mais les industriels commencent à reculer, et certaines compagnies appellent déjà à revoir les objectifs à la baisse, invoquant un manque d’approvisionnement, parfois sur la base d’analyses peu solides.
En parallèle, le système international Corsia, basé sur la compensation carbone, est totalement inefficace. Il repose sur des crédits peu robustes et ne fait qu’acheter du temps sans résoudre le problème. Ce qu’il faut, c’est un marché carbone européen fort, une fiscalité juste, et un cadre clair qui pousse le secteur à investir dans les technologies de rupture plutôt que dans le statu quo.
Quelles sont les mesures concrètes que vous recommandez pour accélérer la transition ?
D’abord, il ne faut pas aggraver la situation. Cela signifie l’arrêt des projets d’extension d’aéroports, qui vont à l’encontre de tout objectif de réduction des émissions. Ensuite, il faut mettre fin aux exonérations fiscales dont bénéficie massivement le secteur : pas de TVA sur les vols internationaux, absence de taxe sur le kérosène, droits d’émissions gratuits… En France, ces avantages représentent 5,5 milliards d’euros en 2025. Le moyen le plus efficace de mettre fin à ces exonérations fiscales aujourd’hui est de relever la taxe sur les billets d’avion. C’est une tarification qui dépend de la destination finale du passager, il n’y a donc pas de risque de fuite carbone sur les aéroports limitrophes.
Par ailleurs, les entreprises doivent montrer l’exemple. Les voyages d’affaires sont un levier d’action rapide : nous recommandons une réduction de 50 % des émissions liées aux voyages d’affaires en avion d’ici 2030 par rapport à 2019. De grands groupes s’y engagent déjà comme par exemple Swiss Re, Novo Nordisk, ABN Amro.
Enfin, si les leviers technologiques ne peuvent pas résoudre à eux seuls le défi de la transition du secteur, ils restent essentiels. Il est important d’accélérer leur développement, qui reste timide aujourd’hui. Pour les constructeurs, cela signifie s’engager dans des programmes de rupture pour atteindre une plus grande amélioration de l’efficacité énergétique et développer des modèles zéro-émission. Ce n’est pas ce qu’on observe avec l’arrêt du programme hydrogène ZEROe d’Airbus ou avec l’annonce du prochain modèle au kérosène « évolutif, pas révolutionnaire », selon les mots du PDG Guillaume Faury. Pour les carburants durables, accélérer la transition passe par le lancement de la filière e-fuels. Pour cela, un mécanisme de soutien au niveau européen sera utile, mais ça ne se fera pas sans l’implication des compagnies aériennes qui doivent signer des contrats d’achat avec les porteurs de projet.
On parle peu des effets non CO₂ de l’aviation. Quel est leur poids ?
Ils sont significatifs. Les traînées de condensation, notamment, ont un impact climatique comparable aux émissions de CO₂. Et contrairement à d’autres leviers, ce sont des effets que l’on peut réduire rapidement et à moindre coût, en modifiant certaines altitudes de vol en fonction des prévisions météorologiques.
Des tests sont en cours, mais il faut maintenant passer à l’échelle. Cela demande de la coordination entre l’aviation civile, les instances météo, les compagnies aériennes… mais c’est un des leviers les plus prometteurs à court terme. La balle est plutôt du côté des Etats et de l’Union européenne pour organiser des essais à grande échelle.
À l’approche du salon du Bourget, attendez-vous des annonces concrètes de la part des acteurs de l’aérien ?
Malheureusement, non. Le Bourget reste un salon dominé par les enjeux industriels et commerciaux. Les constructeurs y annoncent des ventes d’avions, parfois des innovations, mais la décarbonation reste un discours secondaire, souvent cosmétique. Nous espérons au moins voir avancer le dossier des traînées de condensation, car c’est un terrain sur lequel tout le monde peut s’accorder. Mais globalement, les derniers signaux du secteur aérien sont très négatifs sur le sujet de la décarbonation.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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