Interview

Comment comprendre le rôle de l’océan Austral ?

Posté le 22 septembre 2021
par Séverine Fontaine
dans Environnement

Il détient un rôle important de régulateur du climat, mais que savons-nous de l’océan Austral ? Trois chercheuses détaillent les expéditions passées et en cours pour faire avancer les connaissances autour de cet océan.

L’océan Austral joue un rôle important dans la régulation du climat, notamment à travers le captage et le stockage de 30 % du CO2 atmosphérique. Cette région est difficile à explorer, car peu accessible, sauf pour les pays limitrophes tels que l’Australie, l’Afrique du Sud, l’Argentine et la France. Pour mieux comprendre le rôle de l’océan Austral et ce que l’on en connaît, Techniques de l’ingénieur a échangé avec trois chercheuses. Catherine Jeandel est directrice de recherche CNRS en géochimie marine rattachée au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales (LEGOS). Hélène Planquette est directrice de recherche CNRS spécialisée dans la biogéochimie marine au laboratoire des sciences de l’environnement marin (LEMAR). Toutes deux ont dirigé l’expédition Swings (South West Indian Geotraces Section). Et enfin, Rosemary Morrow, physicienne et océanographe au LEGOS, réalise une surveillance à très long terme des propriétés physiques et de la circulation de cet océan.

Techniques de l’ingénieur : Depuis quand réalise-t-on des expéditions dans l’océan Austral ?

Catherine Jeandel : On étudie l’océan Austral depuis l’expédition du Challenger entre 1872 et 1876. C’est à cette même période qu’est née cette jeune discipline qu’est l’océanographie [qui consiste à l’étude des cycles biogéochimiques, des courants océaniques, des écosystèmes marins, des organismes ainsi que de l’interaction entre l’océan et les changements climatiques, NDLR].

Que connaît-on de l’océan Austral ?

Catherine Jeandel : L’océan n’est pas homogène. Les eaux marines sont organisées en couches, un peu comme un millefeuille, qui circulent les unes au-dessus des autres en fonction de leur densité. Les eaux chaudes et peu salées vont être en surface. Et plus les eaux sont froides et salées, plus elles sont denses, et plus elles seront en profondeur. Il y a par exemple des eaux très denses, car très froides qui vont circuler à 5 kilomètres de profondeur. Ces eaux à -1,8°C se forment notamment dans la région de glace de mer autour du continent Antarctique. La formation de glace enlève de l’eau douce et cause une sur-salination locale. Le combo très froid et très salé donne donc des eaux très denses. Et lorsque ces eaux vont circuler vers le nord, elles vont glisser sous des eaux plus chaudes et tapisser les fonds de l’océan.

Lorsque nous étions à 2 000 km de l’Antarctique, lors de l’expédition Swings, nous les avons rencontrées. Nous les avons mesurées et échantillonnées grâce à des sondes. Ces eaux avaient été mesurées une dizaine d’années auparavant, et elles ont augmenté en température. Ceci en raison de la fonte des icebergs qui dessale légèrement les eaux côtières le long des côtes de l’Antarctique. Par conséquent, les eaux qui vont couler et circuler vers le nord, où nous les avons mesurées, vont avoir un point de congélation plus élevé ce qui explique leur léger réchauffement mesuré. Plus à l’ouest, sur la côte de la péninsule Antarctique au large de la Terre de Feu, l’eau s’est réchauffée 7 fois plus que les eaux autour ces dernières années, c’est énorme. On commence à voir par exemple un remplacement d’un certain type d’algue par un autre dans cette région.

Rosemary Morrow : Depuis près de 30 ans, nous mesurons la salinité et la température du premier kilomètre en continu entre Hobart (Australie) et la Terre-Adélie (Antarctique). Nous avons commencé en 1992, avec une opportunité de faire la mesure en continu à partir de bateaux de ravitaillement de l’Institut Polaire. Nous avons récemment publié une analyse d’une longue série de mesures sur 25 ans de la physique des eaux sur le premier kilomètre de l’océan Austral et le constat est clair : il y a un réchauffement net dans la partie nord. Cette partie subtropicale est vraiment en train de se réchauffer. La cuvette d’eau chaude en surface s’approfondit. Dans le Pacifique, les périodes de La Niña apportent beaucoup de chaleur dans l’Est australien, et El Niño dans le Sud américain.

Quand on passe au Sud, c’est plus nuancé. La masse d’eau que l’on y retrouve en surface se réchauffe. Mais quand on arrive dans les zones de glace, les eaux en surface refroidissent dans notre secteur, alors qu’elles se réchauffent dans l’Antarctique d’Ouest. Nous avons vu cela avec les satellites, mais nos mesures montrent que ce mécanisme pénètre jusqu’à 400 mètres de profondeur. Cela est lié au fait que la fonte des glaces s’accélère dans les années récentes, ce qui relâche de l’eau douce en surface, donc des eaux plus froides et moins salées. Entre cette zone de glace saisonnière qui refroidit en surface, et la zone subtropicale qui se réchauffe, il y a une large zone relativement homogène, dite « la zone Antarctique ». Ici, au sud des fronts polaires, les couches estivales et hivernales en contact avec l’atmosphère sont en train de se réchauffer. Mais les eaux profondes sont également en train de se réchauffer, et même de remonter un peu vers la surface. Ce n’est pas dû à la variation interannuelle, car elle n’est pas en contact avec l’atmosphère, ce sont des eaux plus vieilles.

Quelles sont les incertitudes ?

Rosemary Morrow : Une des grandes incertitudes, c’est le fonctionnement de l’océan en contact avec les glaces, dans les zones de glace et la stabilité de l’océan dans le changement climatique. Si on a trop de fonte des glaces en surface, il y a une couche de l’eau douce qui flotte. Les eaux abyssales doivent avoir une certaine salinité et densité pour plonger en profondeur dans l’océan. Si la couche de l’eau douce en surface est trop épaisse, l’eau flotte et a du mal à former des eaux profondes. C’est un processus clé, or nos observations in situ restent rares et les observations par satellites captent seulement les conditions de surface, pas en profondeur.

Ensuite, on cherche la raison pour laquelle ces eaux profondes, qui ne sont plus en contact avec l’atmosphère, se réchauffent. Nous faisons des modélisations à très haute résolution, ainsi que l’analyse des plongées des éléphants de mer (équipés de capteurs) à très haute résolution. Ce que l’on a mis en évidence, c’est qu’il y a un processus à fine échelle de remontée des eaux chaudes vers la surface. Mais nous avons peu d’observations et très peu de modèles capables d’avoir une bonne résolution à ces fines échelles, et aucun sur 30 ans.

Quels sont les projets en cours ?

Catherine Jeandel : Il y a – et y a eu – de nombreuses missions dans l’océan Austral : des campagnes autour des îles Kerguelen (mission Keops, conduites par notre collègue Stéphane Blain), autour des îles Crozet conduites par les Britanniques (R. Pollard et R. Sanders, National Oceanography Centre), autour des îles Marion-Prince-Edward conduites par nos collègues sud-africains. Sans oublier les campagnes importantes des années 80 (Programmes INDIGO, CIVA, menés par notre collègue Alain Poisson). Notre projet actuel, Swings, dure 4 ans et est financé par la Flotte Océanographique Française, le CNRS-INSU, l’Agence Nationale de la Recherche et l’Université de Bretagne Occidentale. La première étape consistait à aller en mer chercher des échantillons, et la deuxième, qui est en cours, à les analyser.

Nous avons plus de 12 000 projets, répartis entre les équipes et laboratoires impliqués (48 chercheurs répartis en 15 laboratoires). Nous allons mettre nos résultats en commun pour avoir des interprétations bien documentées. Nous allons reconstituer un grand puzzle, au cours de l’année prochaine, chacun avec sa spécialité (mesure des particules de poussière atmosphérique, mercure, éléments traces, etc.). Cette mise en commun est indispensable pour comprendre le fonctionnement d’une région de l’océan. Il faut que la circulation océanique soit décrite, comprendre les contrôles de la séquestration du CO2 (chimique, biologique, etc.) ainsi que le transport des espèces par les courants. Il est nécessaire de comprendre la pénétration du gaz carbonique dans l’océan et l’ensemble des mécanismes que cela implique.

Rosemary Morrow : La surveillance de l’océan Austral est effectuée dans trois zones difficiles à atteindre : passage de Drake (entre Antarctique et Amérique du Sud), entre l’Afrique du Sud et la mer de Grandall, et notre campagne entre la Tasmanie et l’Antarctique. En 2022 débutera un travail sur de nouvelles mesures altimétriques (niveau de mer et courant océanique). Les nouvelles technologies vont nous aider à voir la dynamique océanique jusqu’à 10 km, ce que l’on n’a pas mesuré en 30 ans.

Aujourd’hui on observe les grands tourbillons d’un diamètre de 100 km, mais pas les petits ! Je travaille activement sur ces mesures spatiales pour comprendre le processus avec la modélisation des observations spatiales et in situ (sondes en profondeur, éléphants de mer, etc.) qui peuvent permettre d’avancer sur ces questions. Nous avons certains résultats préliminaires qui montrent que la résolution de notre image de l’océan Austral doit être améliorée à fine échelle. Cela se fera dans les 10 prochaines années.

Quels sont les instruments utilisés pour étudier l’océan ?

Hélène Planquette : Nous disposons de beaucoup d’instruments dont la plupart est gérée par la Division Technique de l’INSU du CNRS. Nous utilisons par exemple une bathysonde standard et une « propre » qui est recouverte d’aluminium anodisé pour déterminer les éléments traces métalliques, qui sont présents à des concentrations très faibles (de l’ordre du picomolaire). Ces bathysondes sont des préleveurs d’eau multi-instrumentés permettant d’acquérir des données physiques (conductivité, température) et chimiques (oxygène) tout le long de la colonne d’eau et de prélever des échantillons d’eau en bouteilles Niskin (version classique) ou Go-Flo (version propre). Ceci nous permet de réaliser des échantillons sur 24 profondeurs, depuis la surface jusqu’au fond des océans. Le déploiement, la récupération et les manipulations de ces bouteilles de prélèvements nécessitent d’extrêmes précautions pour ne pas contaminer les échantillons d’eau. En effet, quel que soit le bateau, même entretenu, l’extérieur n’est jamais propre (graisse et rouille par exemple). En plus de l’acquisition du treuil et de la bathysonde propre, nous avons dû développer un conteneur laboratoire de 20 pieds, qui est un local sous air filtré, dépourvu de pièces métalliques, ce qui nous garantit un environnement de travail optimal. En effet, la plupart des particules présentes dans l’air sont éliminées, grâce au système de filtre et à la surpression, pour empêcher l’air extérieur d’entrer dans la zone de prélèvement. Les scientifiques s’habillent en conséquence à l’intérieur, notamment en portant des blouses qui retiennent les poussières de nos vêtements. C’est une salle blanche sur un bateau !

Ensuite nous disposons de collecteurs d’aérosols et de pluie, qui sont généralement placés à l’avant du bateau, pour éviter les contaminations liées aux fumées du moteur. Nous utilisons également des pompes in situ qui permettent de filtrer beaucoup d’eau – entre 600 et 2 000 litres – afin de collecter des particules de différentes tailles à différentes profondeurs. Enfin, les prélèvements de surfaces lorsque le navire avance sont effectués grâce à un « poisson » tracté, sorte de petite torpille traînée sur le côté du navire, à 5 mètres de profondeur environ.

La campagne Survostral (2018/2019), à bord de l’Astrolabe avait pour mission la surveillance des paramètres physiques dans l’océan Austral. Copyright : Sébastien Chastanet/LEGOS/IRD/Novembre 2018

Rosemary Morrow : Chaque été austral, nous mettons des observateurs dans les rotations réalisées par l’Institut Polaire (3 sur 5 réalisées). Chaque deux heures, nous lançons une sonde « expendable benthic thermograph » (XBT) qui réalise un profil de température jusqu’à 1 000 mètres de profondeur, la partie de l’océan où il y a le plus de variations rapides. Depuis 2005, nous avons également beaucoup de flotteurs Argo, des sondes autonomes qui plongent à 1 000 mètres de profondeur et dérivent avec le courant. Nous avons donc 15 ans de couverture, partout dans l’océan. Cependant, pour les années qui précèdent 2005, il faut s’appuyer sur les mesures des bateaux.

Copyright : Sébastien Chastanet/LEGOS/IRD/Novembre 2018

Dans les zones de glace, nous avons peu de mesures au-dessus de 60° de latitude provenant des balises ou des bateaux. Mais nous pouvons compter sur nos fidèles sentinelles de variations océaniques que sont les éléphants de mer – équipés de balises et de capteurs océaniques – qui plongent régulièrement jusqu’à 500-1 000 m de profondeur, même dans la glace de mer.


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