Les photoswitches – molécules qui changent d’état sous l’effet de la lumière – sont au cœur de nombreuses ambitions technologiques, allant de la photopharmacologie aux mémoires optiques. Pourtant, leur application dans des dispositifs pratiques est souvent limitée par la durée de vie très courte des états actifs, qui n’est généralement que de quelques millisecondes, et par la difficulté de fonctionnement en phase solide (sous forme de film mince, cristal, polymère…). Cela limite l’intégration de ces molécules dans des dispositifs électroniques ou optiques. C’est dans ce contexte qu’une équipe de chimistes tchèques (University of Chemistry and Technology, Prague, et l’Institute of Organic Chemistry and Biochemistry) présente une innovation marquante : un nouveau type de photoswitches capables de passer, après irradiation par la lumière, d’un état non magnétique à un état actif magnétique durable, 50 % des molécules étant encore dans l’état actif au bout de six heures. Cette avancée très importante pourrait enfin permettre à l’information d’être stockée et exploitée durant un temps significatif.
Principe et originalité de l’étude
Pour arriver à ce résultat, les chercheurs ont conçu un photoswitch (acylhydrazone à base de thiényle) qui, lorsqu’il est irradié, subit non
seulement une isomérisation (réarrangement structural) mais aussi une transformation électronique fondamentale, passant d’un état fermé (sans spin non apparié) à un état radicalaire à deux électrons parallèles (triplet). Ce passage « closed to open-shell » est rare, surtout si l’on exige que le nouvel état soit stable suffisamment longtemps pour être utile dans des technologies.
Les molécules ont ainsi montré une conservation de cette forme open-shell pendant plusieurs heures – un ordre de grandeur bien au-delà des millisecondes habituelles pour des états triplets photogénérés. De plus, le commutateur fonctionne non seulement en solution, mais aussi en phase solide (par exemple dans une matrice PMMA). L’état magnétique s’avère être lisible par des techniques magnétiques ou par spectroscopie électronique, ce qui permet de découpler l’« écriture » (par la lumière) et la « lecture » (par le magnétisme). Enfin, l’« effacement » de l’information est possible par une impulsion électrochimique, ce qui confère au système les trois temps d’un dispositif mémoire : écrire, lire, effacer. Ces résultats novateurs ont été publiés dans la revue Journal of Material Chemistry C.
De nombreuses applications possibles
Cette découverte ouvre plusieurs perspectives dans des domaines de pointe. En spintronique et mémoire moléculaire, le fait de pouvoir « écrire » des spins via la lumière et de les « lire » magnétiquement pourrait permettre la mise au point de mémoires moléculaires compactes et à faible consommation. Elle pourrait s’avérer très intéressante également en chimie, pour la photocatalyse radicalaire (utilisation de la lumière pour générer des radicaux libres via un catalyseur, afin de réaliser des réactions chimiques qui seraient difficiles autrement). En condition photocommutée, la molécule peut agir en effet comme initiateur radicalaire. Dans les expériences présentées, l’équipe a utilisé l’état radicalaire pour introduire un atome de brome (Br) dans la molécule de toluène. Cela illustre la capacité du système à déclencher des réactions radicalaires sous contrôle lumineux.
Une autre utilisation plus inattendue, mais très prometteuse, est celle de la photodynamique antimicrobienne ciblée : après irradiation, la molécule est capable de produire des espèces réactives de l’oxygène (ROS) qui détruisent des bactéries résistantes aux antibiotiques (par exemple Staphylococcus aureus) avec une efficacité > 99,99 %, mais seulement dans la zone éclairée. Cela suggère un potentiel pour des traitements très localisés avec un « déclencheur optique ».
Enfin, le caractère robuste du phénomène, sa capacité à fonctionner en phase solide et son coût de synthèse modeste renforcent l’argument en faveur de son intégration future dans des dispositifs réels, notamment dans des systèmes optoélectroniques.
Encore de nombreuses questions à résoudre avant une mise en application
Bien que la démonstration soit convaincante, quelques obstacles et questions subsistent quant à sa mise en application.
En effet, même si la demi-vie dépasse les six heures, pour certaines applications (ex : mémoire permanente, stockage à long terme), cela peut être insuffisant. Il faudra donc au préalable pousser la stabilité plus loin tout en conservant la réversibilité. De plus, les travaux se limitent pour l’instant à des acylhydrazones thienyl. Il serait intéressant de tester la robustesse du concept sur d’autres familles moléculaires, y compris dans des matrices plus contraignantes (films, interfaces solides, dispositifs intégrés).
Une utilisation en électronique ou spintronique moléculaire nécessitera de connecter ces molécules à des électrodes, garantir la conductivité, maîtriser le couplage spin/transport, assurer la miniaturisation, etc. La commutation optique/magnétique ne suffit pas – il faudra mettre au point une architecture fonctionnelle complète.
Pour un usage médical (photothérapie, inactivation de pathogènes), il sera par contre crucial d’évaluer la toxicité, la pénétration, la diffusion, la stabilité dans des milieux biologiques, etc. Le contrôle spatial et temporel de l’irradiation sera particulièrement central.
Vers une nouvelle génération de matériaux
L’étude « Closed-to-open-shell ground state photoswitching of thienyl-based acylhydrazones » marque une avancée notable dans le domaine des commutations moléculaires contrôlées. En démontrant une commutation lumineuse vers un état magnétique durable, lisible magnétiquement et effaçable électrochimiquement, les auteurs ouvrent la voie à une nouvelle génération de matériaux multimodaux. Si des défis subsistent quant à la stabilité, à l’intégration et à la biocompatibilité, le concept pourrait trouver un écho fort dans la spintronique moléculaire, la catalyse contrôlée ou la photothérapie ciblée.
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