À Narva, ville frontalière de la Russie dans le nord-est de l’Estonie, s’élève désormais une usine qui concentre de grandes ambitions européennes. Neo Performance Materials (NPM), un industriel canadien spécialisé dans les matériaux avancés, vient d’inaugurer la plus grande unité européenne de production d’aimants permanents à base de terres rares. Ce site, soutenu par des fonds européens à hauteur de 14,5 millions d’euros, a pu sortir de terre grâce à un investissement total avoisinant 65 millions d’euros. Il symbolise la volonté de l’UE de bâtir une filière complète, du minerai à l’aimant, pour sécuriser les technologies de la transition énergétique.
L’installation vise à produire des aimants de type néodyme-fer-bore (NdFeB), dont les propriétés magnétiques élevées permettent de fabriquer des moteurs électriques et des générateurs d’éoliennes plus compacts et plus efficaces. Sa capacité initiale de 2 000 tonnes par an doit être portée à 5 000 tonnes, soit l’équivalent de plus d’un million de moteurs de véhicules électriques. Son objectif est de réintroduire en Europe un savoir-faire que le continent avait perdu au tournant des années 2000, lorsque la production d’aimants s’est massivement déplacée vers l’Asie.
Les enjeux de cette relocalisation sont considérables. D’après l’AIE (Agence internationale de l’énergie), la Chine assure environ 60 % de l’extraction mondiale de terres rares, 91 % du raffinage et 94 % de la production d’aimants permanents. Le pays contrôle donc la quasi-totalité des étapes critiques, depuis la séparation des oxydes jusqu’à la fabrication des composants finis. En cas de tension commerciale ou de restrictions à l’exportation, comme c’est le cas actuellement, les chaînes d’approvisionnement européennes se retrouvent immédiatement fragilisées. Le projet de Narva répond à ce risque systémique en réintroduisant une capacité industrielle sur le sol européen, adossée à des sources de matières premières diversifiées, notamment en Australie et en Malaisie.
Le site fonctionne depuis quelques mois et NPM indique avoir déjà livré des échantillons d’aimants frittés à un fabricant de moteurs de véhicules électriques, démontrant ainsi la capacité de l’installation à répondre aux standards de l’industrie automobile. L’usine bénéficiera des compétences accumulées à Sillamäe, une petite ville située elle aussi dans le nord-est de l’Estonie, où le groupe canadien exploite déjà une unité de séparation chimique produisant des oxydes de terres rares lourdes, notamment de dysprosium et de terbium, qui sont essentiels à la stabilité thermique des aimants.
La demande européenne en aimants permanents pourrait tripler d’ici 2035
Pour l’Europe, cette nouvelle usine représente à la fois un démonstrateur industriel et un banc d’essai pour sa stratégie de « souveraineté technologique ». L’UE s’est engagée à rapatrier sur son territoire 40 % des étapes de traitement des matières premières critiques d’ici 2030. Mais la marche reste haute puisque la demande européenne en aimants permanents est estimée à plus de 22 000 tonnes par an, et pourrait atteindre 60 000 tonnes dans la prochaine décennie. Même à plein régime, Narva ne couvrirait qu’une part limitée de ces besoins. Il faudra donc multiplier les projets et développer des capacités amont, à savoir l’extraction, le raffinage et le recyclage, pour constituer une véritable filière intégrée.
L’équation économique, elle, reste délicate, car produire sur le Vieux Continent coûte davantage qu’en Chine, mais l’aimant ne représente qu’une faible proportion du coût total d’un moteur électrique. Les industriels misent sur la stabilité d’approvisionnement et la réduction du risque géopolitique pour justifier l’investissement. Des constructeurs automobiles européens ont déjà passé commande, preuve qu’un marché existe pour une production régionale, même à un prix légèrement supérieur.
Au-delà des chiffres, Narva cristallise une évolution plus large : l’entrée de l’Europe dans une ère où la technologie des matériaux devient une question stratégique. Les aimants permanents, souvent invisibles à l’œil nu, sont désormais au centre d’un nouvel affrontement industriel et géopolitique. L’usine estonienne ne bouleversera pas à elle seule la hiérarchie mondiale, mais elle prouve que l’Europe peut redevenir un acteur crédible dans une chaîne de valeur qu’elle avait délaissée.
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