Interview

Penser l’après Covid-19 : vers quels modèles économiques se tourner ?#2 Une politique européenne robuste et coordonnée

Posté le 4 mai 2020
par Chaymaa Deb
dans Entreprises et marchés

Depuis le début de la crise liée à l'épidémie de coronavirus, l'économie française est grippée. Dans ce contexte de fragilisation économique, Techniques de l'Ingénieur s'est entretenu avec plusieurs personnalités qui expliquent la crise et imaginent les modèles futurs. Pour Dominique Barjot, historien spécialiste de l'histoire économique contemporaine, la crise exige une politique européenne coordonnée et forte. Mais l'état actuel de l'Europe laisse craindre que l'objectif soit difficile à atteindre.
Crédit photo : Centre Roland Mousnier

Historiquement, les crises économiques peuvent se ressembler sur certains points. Dominique Barjot, historien spécialiste de l’histoire économique contemporaine et professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, confirme que la crise provoquée par l’épidémie de coronavirus pourrait être aussi profonde que celle de 1929. En effet, le PIB français pourrait diminuer de 8 % en 2020, et provoquerait une situation comparable à celle de 1933. Face à cela, politiques et entreprises espèrent que la coopération européenne aidera la France à sortir de cette crise. « Une telle éventualité n’est pourtant pas aussi évidente qu’il y paraît, même si, bien entendu, elle est souhaitable », affirme Dominique Barjot.

Techniques de l’Ingénieur : Le 9 avril dernier, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a dit que « le redressement sera long, difficile et coûteux ». Dans son histoire contemporaine, la France a-t-elle déjà été confrontée à des crises économiques de l’ampleur de celle que nous nous apprêtons à vivre ?

Dominique Barjot : Gardons en tête que les crises économiques ne sont jamais identiques. Bien qu’il soit nécessaire de faire des comparaisons, celles-ci sont toujours imparfaites, biaisées. D’une manière générale, les économistes ont comparé la crise du Covid-19 à trois événements qui se sont passés au cours du dernier siècle : la crise de 1929, les deux guerres mondiales et la crise de 2007-2009.

Jusqu’à quel point la situation actuelle et ces événements passés sont-ils comparables ?

Bien que nous ne soyons évidemment pas dans la même situation que durant ces épisodes passés, la crise actuelle revêt la même gravité. Le PIB de la France a reculé de 6 % au premier trimestre. C’est comparable à ce que l’on a connu à la période du déclenchement des guerres, ou au milieu de la crise des années 1930. La crise de 2007-2009 a été grave et courte. Cette dernière n’a cependant pas eu la même importance en termes de contraction économique. C’était pour l’essentiel une crise financière. La crise actuelle est également financière, mais elle s’explique de manière fondamentale par le recul de la consommation et le fléchissement de l’investissement. Comme durant la crise des années 30 et les guerres mondiales, la crise actuelle est caractérisée par une forte contraction des échanges internationaux.

Un effondrement en chaîne des économies mondiales est-il possible, à l’instar de ce qu’il s’est produit lors de la crise de 1929 ?

Bien sûr, étant donné que l’économie d’aujourd’hui est très mondialisée et très interdépendante. Tout le monde redoute l’effet domino. Il serait la conséquence d’un manque de concertation des politiques économiques des États. Or, c’est le grand danger de ce que l’on traverse.

Premièrement, la crise est survenue dans un climat de tension très forte entre les deux plus grandes puissances économiques mondiales : les États-Unis et la Chine. Ces deux pays se livrent une « trade war » (« guerre commerciale »). La Chine est favorable au libre-échange parce que c’est le premier exportateur mondial. Mais avec Donald Trump, les États-Unis sont redevenus protectionnistes, revenant à leurs politiques du XIXème siècle. Or, on peut raisonnablement penser que l’un des risques actuels est que les USA renforcent leur tendance protectionniste.

Le deuxième danger, c’est celui de l’Europe. Actuellement, elle n’est pas très en forme, et le Brexit l’a encore plus fragilisée. De plus, certains pays ne jouent pas son jeu. Par exemple, avant le début de la crise, l’Italie avait commencé à se rapprocher de la Chine et de la Russie. On peut également voir qu’un certain nombre de pays de l’Est de l’Europe sont plutôt proches des positions anglo-saxonnes. Enfin, plusieurs pays d’Europe sont touchés par une forte montée du populisme, qui favorise les tendances nationalistes et protectionnistes. Si la crise accélère le retour au protectionnisme, cela fera plonger tour à tour tous les pays dans une récession profonde.

À l’heure actuelle, plusieurs acteurs économiques semblent attendre que cette crise soit gérée par une forte coopération européenne. La piste d’un retour au protectionnisme n’est que peu avancée pour sauvegarder les économies. Or pour vous, c’est le risque le plus grand. Pourquoi ?

Ceux qui attendent une forte coordination et une forte coopération européenne tiennent un discours qui n’est pas très réaliste. Il est clair que l’Europe n’a pas suffisamment de volonté pour qu’il y ait une solution européenne. De toute façon, une solution européenne n’aura de sens que si l’Europe est forte dans ses négociations avec les autres puissances économiques. Dans le discours de plusieurs des acteurs concernés, il y a une ambiguïté : beaucoup attendent un protectionnisme à l’échelle de l’Europe. Or, le problème de l’Europe est qu’elle est souvent vue dans le monde comme un bloc protectionniste. C’est justement le reproche que font à l’Europe, depuis longtemps, les États-Unis et les pays émergents. Bien sûr qu’il faudrait une concertation européenne, mais celle-ci n’aurait de sens seulement si elle ne tend pas vers un repli économique. Il faudrait négocier avec les pays extérieurs. Or, l’Europe a beaucoup de peine à définir un consensus.

Pourquoi le consensus est-il si difficile à atteindre ?

Au sein de la zone euro, il y a des pays qui sont dans des conditions financières favorables, comme l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande. D’autres sont dans une situation financière défavorable. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Soit ils ont un déficit commercial, comme la France. Soit ils sont trop endettés, comme l’Italie ou l’Espagne. Cela cause donc le problème des « corona bonds », c’est-à-dire des emprunts communs à l’Union européenne pour financer les mesures de relance. Cela n’enchante pas les pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas parce que cela signifie que les pays qui ont peu de dettes, qui ont une balance des comptes largement excédentaire, vont devoir abandonner leurs créances auprès des pays les plus endettés. C’est ce que souhaitaient notamment l’Italie et le président Macron. La mise en place de ces « corona bonds » risque d’être très difficile.

Une entraide des pays européens reste-t-elle envisageable ?

L’Union européenne recherche tout de même des solutions. Il est évoqué une application du mécanisme européen de solidarité. Le sommet de l’engagement financier commun en Europe correspond à ce que à ce que l’on a mis dans l’économie à l’époque de la crise de 2007-2009. Le seul problème est que la crise actuelle est plus profonde et étendue que la précédente. Ces moyens ne sont donc pas suffisants car la crise actuelle est caractérisée par un effondrement de la consommation. En France, elle a baissé d’un tiers depuis les débuts de la crise du Covid-19.

Cette crise risque-t-elle d’encore plus fragiliser une Europe déjà fragile ?

Oui, c’est probable. Aujourd’hui, l’Europe est une zone en déclin. C’est une zone de l’économie mondiale qui est en déclin relatif depuis trente ou quarante ans, alors que les autres montent. Si on veut maintenir la place de l’Europe dans un monde qui change, il est évident que les Européens doivent se concerter. Et cela ne peut pas se faire si les pays qui sont le plus en avance ont l’impression qu’ils paient pour les autres.

Dans ce contexte, comment la France pourra-t-elle s’en sortir ?

Globalement pour les Français, s’ils veulent conserver leur niveau de vie à la sortie de cette crise, il va falloir travailler plus. Certains ont lancé l’idée d’une durée hebdomadaire de travail de 37 h au lieu de 35. Des questions sociales devront inexorablement resurgir, et notamment celle de l’allongement du temps de travail. La France est l’un des pays les plus frileux pour repousser l’âge du départ à la retraite. Or, c’est une clé. Les Allemands ont plus repoussé l’âge du départ à la retraite que les Français. Et leur économie est plus compétitive que la nôtre. Il va également falloir que l’État sache quels ajustements structurels mettre en place, une fois les mesures d’urgence passées.

Pourra-t-on repartir sur le même modèle économique qu’avant la crise ?

Il faudrait également, de façon évidente, prendre des orientations économiques qui prennent en compte les problématiques écologiques. Cette crise pose la question de l’accélération du processus du passage à une économie plus soucieuse de la gestion des ressources. Sur ce point, l’Europe est plutôt en avance. Les pays européens pourraient jouer cette carte sur la scène internationale, à condition d’avoir une économie prospère. Pouvoir être leader en matière de développement durable impose d’être compétitif sur le plan économique et financier. Autrement dit, travailler plus. Et c’est très compliqué, car plus on travaille, plus on a d’empreinte carbone. Donc, ce n’est pas simple. Pourtant, nous n’avons plus guère le choix.

Propos recueillis par Chaymaa Deb.


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