Reportage

L’intelligence artificielle Google DeepMind prête à détrôner le cerveau humain

Posté le 9 mars 2016
par Pierre Thouverez
dans Informatique et Numérique

À compter d’aujourd’hui 9 mars, et jusqu’au 15 mars, se déroule la série de matchs opposant Alpha Go, le programme d’intelligence artificielle de Google Deepmind, au champion coréen Lee Sedol, désigné pour l’occasion « champion du monde » du jeu de go, le pendant asiatique – chinois – des échecs.

Alpha Go a défrayé la chronique en janvier 2016, lorsque ses concepteurs ont annoncé, publication dans le magazine Nature à l’appui, avoir battu le champion européen en titre, Fan Hui, par cinq parties à zéro lors de rencontres organisées en octobre 2015.

Lee Sedol, challenger humain d’AlphaGo, en vidéoconférence avec Demis Hassabis, directeur du projet Google DeepMind qui l’a mis au point, lors de la conférence de presse annonçant leur confrontation, en février 2016.

Le programme d’intelligence artificielle de Google s’appuie sur la technologie informatique des réseaux neuronaux (neural network), configurée pour apprendre et s’améliorer par l’entraînement [1]. En affrontant au Pays du matin calme l’un des meilleurs joueurs professionnels de go de la planète, l’équipe de Google compte bien réitérer son exploit de l’automne et affirmer sa suprématie dans le domaine de l’intelligence artificielle, capitalisant de manière décisive ces étapes vers les premières applications industrielles, médicales et autres.

La communauté des joueurs de go, et particulièrement les scènes chinoises, coréennes, japonaises, où ce jeu [2] fait figure de religion, n’en continue pas moins de soutenir Lee Sedol et donne peu de chance à AlphaGo de triompher. Le vainqueur empochera un prix d’un million de dollars.

Les faiblesses d’Alpha Go

Depuis la défaite de Gary Kasparov au jeu d’échecs face à DeepBlue, le super-ordinateur d’IBM, en 1997, le jeu de go était invoqué pour illustrer les limites de l’intelligence artificielle. Le défi de sa complexité figurait le plafond de verre la séparant encore des capacités cognitives et de l’intuition des cerveaux humains. Google DeepMind est parvenu à renverser ce défi.

Gary Kasparov face à Deep blue, en 1997

La même fièvre a saisi depuis plus d’un mois les informaticiens, pourtant habitués aux annonces fracassantes du géant de Moutain View, et le monde du go, ses afficionados et ses sponsors. La stupeur passée, les cinq parties disputées entre Fan Hui et AlphaGo ont été largement commentées sur les réseaux de joueurs et dans les médias spécialisés, en particulier par des joueurs professionnels plus qualifiés que Fan Hui lui-même, classé au plan international « 2p » (c’est-à-dire 2e dan professionnel) alors que Lee Sedol est « 9p », le plus haut grade autorisé. Ces observateurs ont certes reconnu l’étonnante aptitude d’AlphaGo à « jouer comme un être humain », comme ils ont souligné maintes erreurs de Fan Hui, dominé dans le jeu et émotionnellement fragilisé au fil des parties. Myungwan Kim (classé 9p) pointe néanmoins plusieurs écueils du logiciel [3] : une certaine passivité, la tendance à (re)produire des schémas de jeu trop conventionnels et, en situation complexe, le risque d’engager des coups vraiment mauvais, parce qu’ils miment des options de jeu en mémoire.

Les subtilités du jeu « professionnel »

 Le jeu de go se joue sur un damier de 19 x 19 lignes, à l’intersection desquelles les joueurs posent successivement des pierres, noires ou blanches. L’objectif consiste au fil de la partie à occuper au mieux l’ensemble du damier (le goban), en s’efforçant de constituer des territoires tout en envahissant ou réduisant ceux de l’adversaire, et de capturer les pierres adverses par enfermement. Le vainqueur est celui qui réunit les plus grands territoires, auxquels s’ajoutent les pierres capturées. La complexité du go réside dans l’équilibre fondamental qui prévaut entre positions locales, dans chaque secteur du goban, et position d’ensemble. À cette perception globale s’ajoutent des subtilités : un combat disputé localement est affecté dans son résultat par les pierres situées à distance, et les affecte en retour. L’influence désigne ainsi le potentiel d’un groupe de pierres à créer ultérieurement du territoire. L’initiative, ou sente, décide dans les séquences jouées de l’ordre des coups, elle dépend de leur importance relative. « L’arrière-goût », aji, révèle le potentiel d’une pierre dans le déroulement du jeu. Certains coups astucieux, dits tesuji, tirent le meilleur partie d’une situation et renversent le cours d’un combat. Ces divers aspects du sens du jeu, l’habileté et la créativité, sont le sceau des meilleurs joueurs. AlphaGo est mis en demeure de les simuler par ses algorithmes [4].

Quel champion est Lee Sedol ?

Lee Sedol, en 2010

Le jeu de go moderne s’est développé dans le Japon de l’après-guerre, autour d’une génération géniale qui a révolutionné les schémas de jeu développés durant l’ère Meiji (1868-1912). À partir des années 1990, les joueurs coréens commencent à faire figure d’épouvantails contre les ténors japonais. Lee Changho, au tournant des années 2000, puis Lee Sedol à sa suite, imposent la suprématie du jeu coréen, dans des styles opposés. Le premier est défensif et ordonné, le second tire parti du chaos. Leur maîtrise apparaît aussi en fin de partie, lorsque s’échangent des demi-points pour décider de la victoire. Plus récemment, les joueurs chinois ont à leur tour commencé de briller au plan international. Après 2012, Lee Sedol a connu une traversée du désert. Revenu au premier plan, il est actuellement à la 2e place du classement professionnel coréen. Il a perdu en janvier 2016 en finale du titre coréen, le Myeongin, contre le n°1 Park Hunghwan, après en avoir été le détenteur en 2007, 2008 et 2012. Il a aussi perdu contre le meilleur joueur chinois du moment, Ke Jie, en janvier en finale de la Coupe MLily, et en mars dans la Coupe Nongshim, où s’affrontent des équipes nationales. Lee Sedol, né en 1983, n’est donc ni invincible, ni le meilleur joueur actuel sur le circuit. Son palmarès et sa personnalité lui confèrent un grand prestige. Son retour au plus haut niveau témoigne que ses capacités sont aiguisées et son appétit de victoire intact.

Ce n’est pas un champion esseulé qu’affronte AlphaGo mais bien une communauté professionnelle très dense rompue aux compétitions sous haute tension nerveuse, à laquelle sont adossées toute une culture et des institutions dans les pays souches du go, le Japon, la Corée et la Chine. Au vu des matchs disputés en octobre, Lee Sedol s’est déclaré confiant dans sa victoire, sur un score final de 5 à 0 ou de 4 à 1. Toute la communauté du go partage son pronostic. Face à eux, les ingénieurs de Google DeepMind ont eu près de 5 mois pour améliorer leur IA et l’entraîner spécifiquement. Ils ne cachent ni leur excitation ni leur ambition. Toby Manning, l’arbitre anglais du match d’octobre, faisait remarquer qu’AlphaGo se révélait beaucoup plus audacieux lorsqu’il était mené dans la partie [5]. Susceptibilité de machine ou étoffe de champion du monde ? Le premier match a été disputé cette nuit, à 13h, heure de Séoul, 4h à Paris. Les spéculations ne sont dès lors plus de mises.

Par Étienne Monin

[1] Voir articles précédents.

[2] L’expression jeu de go est reprise du japonais, le jeu se dénomme weiqi en chinois, baduk en coréen.

[3] https://gogameguru.com/strengths-and-weaknesses-deepmind-alphago/

[4] https://gogameguru.com/can-alphago-defeat-lee-sedol/

[5] http://britgo.org/files/2016/deepmind/BGJ174-AlphaGo.pdf


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