Porté par Dassault Systèmes et d’autres partenaires comme l’Inria, L’Inserm et de nombreux IHU, le projet Meditwin vise à développer des répliques numériques personnalisées du corps humain pour la pratique médicale : des modèles capables de simuler le fonctionnement d’un organe, de tester des traitements, voire d’anticiper l’évolution d’une maladie.
Financé dans le cadre de France 2030, ce programme associe chercheurs, médecins, industriels et patients pour bâtir une plateforme de jumeaux numériques interopérable, fiable et accessible. Claire Biot, vice-présidente de l’industrie de la santé chez Dassault Systèmes, dévoile pour Techniques de l’Ingénieur les ambitions, les cas d’usage concrets et les défis techniques d’un projet à la frontière du vivant et du numérique.
Techniques de l’Ingénieur : Comment est né le projet Meditwin, et quelle est son ambition principale ?
Claire Biot : Meditwin s’inscrit dans l’ambition de Dassault Systèmes de s’engager dans la santé à grande échelle. Nous partons d’un constat simple : la santé accuse un important retard par rapport à d’autres secteurs industriels en matière de simulation et de prédiction. Là où l’automobile effectue 95 % de ses crash tests en simulation, la formation des médecins repose encore sur le compagnonnage. L’idée du jumeau numérique est donc d’apporter aux professionnels de santé des outils d’aide à la décision, de formation, mais aussi de personnalisation des traitements. Nous voulons tendre vers une médecine de précision, en permettant de tester des interventions virtuellement avant de les appliquer au patient réel. C’est aussi un outil pour l’innovation thérapeutique et, à terme, pour que les patients eux-mêmes puissent comprendre le fonctionnement de leur corps et agir en connaissance de cause.
Quel est le périmètre du projet et qui sont les partenaires impliqués ?
Meditwin est un projet financé par Bpifrance dans le cadre de France 2030. Il a été annoncé par le président de la République en décembre 2023 et se déroule sur six ans, jusqu’en 2029. Dassault Systèmes en est le chef de file, avec un consortium d’acteurs variés : des IHU, le CHU de Nantes, l’Inria, plusieurs start-up, et un “comité patient” impliqué depuis le début. L’objectif est de produire des jumeaux numériques d’organes ou de systèmes métaboliques, utilisables de manière industrielle et interopérable. Nous avons défini 17 cas d’usage répartis sur trois grandes aires thérapeutiques : la cardiologie, la neurologie et l’oncologie. Le projet repose sur huit groupes de travail, allant de la modélisation à la plateforme technique, en passant par l’industrialisation et la validation clinique.
Quels sont les principaux défis techniques pour modéliser le vivant ?
Le vivant est complexe, interconnecté et dynamique.
Pour aborder cette complexité, nous adoptons une approche pragmatique : tout modèle est par essence une simplification, mais il peut déjà être utile s’il permet de poser les bonnes questions. L’idée est de commencer par des modèles isolés, puis de tendre progressivement vers une approche « système de systèmes ».
C’est la spécialité de Dassault Systèmes : créer des modèles multi-physiques et multi-échelles. Par exemple, avec notre jumeau numérique du cœur, Living Heart, nous avons simulé à la fois le comportement mécanique du muscle cardiaque, la propagation du signal électrique et les dynamiques des fluides sanguins. Nous avons même pu zoomer à l’échelle moléculaire pour modéliser les effets secondaires d’un médicament, comme la cardiotoxicité induite par l’altération de canaux ioniques par exemple.
Quelles technologies sont mobilisées pour construire ces jumeaux numériques ?
Nous combinons plusieurs sources de données : imagerie médicale (IRM, scanner….), électrophysiologie, biologie moléculaire… À partir d’images, nous réalisons de la segmentation pour générer une géométrie 3D, puis nous simulons des propriétés mécaniques, électriques ou biologiques. En neurologie, par exemple, nous superposons des données d’électroencéphalographie profonde à l’imagerie pour comprendre l’épilepsie pharmaco-résistante.
En oncologie, nous modélisons la dynamique de clones tumoraux dans des organoïdes, pour simuler leur réponse à différents traitements selon leurs signatures génétiques. Ce sont des approches très différentes, allant de la mécanique des fluides à la biologie systémique, mais qui doivent cohabiter dans une plateforme unique.
Comment le projet prend-il en compte les enjeux d’éthique, de données et d’usage pour les patients ?
C’est un point crucial. Nous avons mis en place un “comité patient” pour réfléchir aux questions d’éthique, de consentement, d’acceptabilité et d’usage. Un jumeau numérique ne doit pas seulement être techniquement fiable, il doit aussi être compréhensible et utile pour le médecin comme pour le patient. Pour cela, nous nous appuyons sur notre expertise acquise dans les essais cliniques via Medidata, qui implique les patients dès la conception des outils numériques. Sur la question des données, nous militons pour une souveraineté européenne. Ces données sont un bien commun de santé publique, et doivent être hébergées et traitées dans des infrastructures de confiance.
Quels sont les cas d’usage les plus avancés aujourd’hui ?
En oncologie, nous avons deux projets phares. Le premier consiste à modéliser les organoïdes tumoraux pour prédire quelles combinaisons de traitements seront les plus efficaces en fonction des mutations génétiques. Le second, dans le cancer colorectal, vise à planifier des interventions chirurgicales sur le foie en créant un jumeau numérique de l’organe, pour tester différentes options (résection, ablation) avant de décider en réunion de concertation pluridisciplinaire. L’idée, à terme, est de documenter les meilleures pratiques directement dans le jumeau numérique, pour accélérer leur diffusion, en complément des publications scientifiques classiques.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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