Interview

EMIA : une académie industrielle pour former les professionnels de l’électromobilité à l’excellence

Posté le 5 juillet 2023
par Benoît CRÉPIN
dans Innovations sectorielles

Alors que les moteurs essence et diesel sont voués à disparaître des chaînes de montage européennes dès 2035, l’industrie automobile entame une mue profonde, qui semble devoir aboutir à l’essor du véhicule électrique. Une perspective qui implique d’importants virages technologiques, et qui représente donc aussi un véritable défi en matière de formation. Un consortium porté par le pôle de compétitivité NextMove et trois industriels normands s’est ainsi emparé du sujet avec un parti pris affirmé : replacer l’industriel au cœur des enjeux de formation. Une approche à rebours des trajectoires empruntées depuis plusieurs décennies par le secteur en France, et qui a abouti à la naissance de l’E-Mobility Industry Academy (EMIA). NextMove a choisi de récompenser le projet en lui attribuant le Trophée 2023 dans la catégorie « Excellence industrielle et opérationnelle ».

Pour l’industrie automobile, le défi est de taille : former en un temps record des professionnels à des métiers et à des produits nouveaux pour lesquels les fondamentaux technologiques n’existent tout simplement pas. Dans le cadre d’un contrat de consortium noué avec NextMove, trois industriels implantés en Normandie – Renault, Renault Trucks et Forvia – se sont ainsi attelés, avec le concours d’Ingénieurs 2000[1] et du Cnam, au développement de modules de formation visant à amener de la compétence à leurs opérateurs, techniciens et ingénieurs, mais aussi, pourquoi pas, à des professionnels extérieurs, ou encore à des jeunes en formation initiale. Une perspective face à laquelle ils se sont ainsi efforcés de développer un référentiel technologique partageable, sans que cela pose pour autant de problème en matière de propriété intellectuelle. C’est sur cette base qu’est née l’EMIA, un projet à 2,6 millions d’euros financé pour moitié par l’État et porté par la filière automobile.

Mis en place il y a moins d’un an par les industriels impliqués dans l’aventure, les premiers modules de formation semblent d’ores et déjà avoir fait la preuve de leur pertinence, en suscitant l’intérêt des premiers « académiciens » et en permettant même de premières embauches. Vice-président excellence & innovation industrielle de NextMove, initiateur et co-pilote du projet, Philippe Martin nous retrace la genèse et les objectifs de cette initiative singulière, dans laquelle l’offre de formation est portée d’abord et avant tout par les industriels.

Techniques de l’Ingénieur : Quel a été le parcours qui vous a conduit à initier ce projet d’E-Mobility Industry Academy, EMIA ?

Ex-responsable des forces industrielles d’ingénierie mécanique dans le groupe Renault, Philippe Martin est aujourd’hui vice-président excellence & innovation industrielle de NextMove. ©NextMove

Philippe Martin : Je suis issu de l’industrie, plus particulièrement du groupe Renault, dans lequel j’ai passé 41 ans. Au cours des dernières années de ma carrière, j’étais responsable des forces industrielles d’ingénierie mécanique, c’est-à-dire de l’équipe chargée de l’industrialisation. Je suis toutefois entré « par la petite porte », avec pour seul bagage un Bac +2 obtenu après un CAP. Renault m’a ensuite permis de poursuivre un cursus de formation industrielle à l’École des Mines de Nancy, à 34 ans.

Avant de devenir « chef », j’ai donc été metteur au point de moyens industriels. Ensuite, en tant que responsable de l’industrialisation, j’ai déployé en responsabilité directe avec mes équipes 1,2 milliard d’euros de projets de 2005 à 2017. Nous avons notamment, en 2013, industrialisé la première ligne de fabrication de moteurs électriques chez Renault, la toute première en Europe. Ce projet a toutefois été marqué par des taux de défaillance importants et donc à une production erratique, marquée par de longues crises. Nous avons fait intervenir des experts industriels pour en comprendre les raisons. Les lignes constituaient en effet un vrai bijou technologique à 50 millions d’euros. Elles avaient été imaginées par des mécaniciens certes hautement qualifiés, mais méconnaissant le sujet des moteurs électriques en grande production. Il nous a donc fallu apprendre durant cinq ans, et réaliser petit à petit des progrès pour corriger nos erreurs. Des erreurs somme toute élémentaires ! Ce constat est en grande partie à la base de la démarche d’académie industrielle de formation que j’ai initiée. Les changements liés aux innovations sont de plus en plus rapides. Le plan France 2030 va amplifier ce mouvement et risque d’ailleurs d’être une épreuve…

À la suite de mes fonctions chez Renault, j’ai pris la présidence de l’ARIA[2], avec, parmi mes objectifs, celui de préparer la région Normandie à l’arrivée de l’électromobilité. Avec le directeur d’alors de l’usine Renault de Cléon, Paul Carvalho, nous avons entamé une réflexion sur nos atouts et nos handicaps et nous avons confirmé le constat précédent : nous avions des experts dans les domaines historiques, mais pas dans celui de l’électromobilité. C’est ainsi qu’est né ce projet d’E-Mobility Industry Academy, l’EMIA.

Nous avons avant tout travaillé sur le fond, sur ce qui constitue les bases d’une académie industrielle : l’écriture des références techniques pour les experts, et leur hiérarchisation. Pour chaque fonction technique ou technologique, nous avons cherché à définir des modes de défaillance, et, in fine, à relier les deux. Nous nous sommes ensuite attelés à leur classement, du plus au moins grave. Ce travail nous a permis de dresser une liste de toutes les notions à intégrer aux futures formations.

Sur le plan des notions plus scientifiques propres au domaine électromécanique, nous avons pu compter sur des partenaires compétents tels qu’Ingénieurs 2000, dirigée par Aurélia Meyer, ou encore le Cnam et son directeur Normandie François Brière, accompagné de Stéphane Lefebvre, adjoint de l’administrateur Général du Cnam. Avec leur appui, nous avons pu renforcer les compétences industrielles en plus d’associer des ingénieurs pédagogiques pour mettre en œuvre le scénario retenu. Il est à noter que les écoles elles-mêmes se sont enrichies de la connaissance industrielle. Tout cela a été « donnant-donnant » !

Nous avons par ailleurs eu la volonté de donner un large côté « pratique » à la formation, à 70 % réalisée « avec les mains ». Les exercices que nous avons élaborés sont donc réalisés sur des machines ou des maquettes, sur lesquelles les stagiaires expérimentent les modes de défaillance du process et ses conséquences sur le produit.

Ce travail d’assemblage de toutes les parties pédagogiques, techniques, financières, mais aussi de gestion des délais, a été copiloté par Ilona Huthwohl, en charge à l’époque de la Manufacturing Academy du groupe Renault, et Fabrice Vaujois, conseiller compétences EV du groupe.

Outre Renault, nous avons réussi à convaincre deux autres entreprises implantées en Normandie – Renault Trucks, représenté par Jean Thérèse, responsable emplois & formations du site de Blainville-sur-Orne, ainsi que Forvia en la personne de Charlotte Perrier, responsable du campus de formation « Le Cercle de Galilée », basé à Caligny – que cette responsabilité n’appartenait pas qu’aux professionnels de la formation, mais aux industriels eux-mêmes.

Dans le cadre des modules de formation de l’EMIA, Renault utilise des machines ou des maquettes sur lesquelles les stagiaires expérimentent les modes de défaillance du process et ses conséquences sur le produit. (DR)

En plus de l’école, de l’Université et plus globalement du monde de la formation, ce message doit impérativement être entendu par l’industrie ! C’est en effet à elle d’écrire ce référentiel technique associé aux modes de défaillances : l’écriture native de l’expertise industrielle pour la formation. Cela est indispensable pour former rapidement et efficacement opérateurs, techniciens, mais aussi ingénieurs, en leur inculquant des bases pratiques. Historiquement, tous les grands centres techniques de France étaient mis en place par des industriels. De ces écoles sont d’ailleurs sorties des références mondiales en matière de direction d’entreprises et de départements. Mais cette tradition s’est peu à peu perdue. Cela existe toujours en Allemagne, par exemple, mais plus en France. Or, comme beaucoup de ses voisins européens, la France est un pays où les coûts de production sont élevés. Nous ne pouvons donc pas nous permettre de mettre en place des lignes de production avec des taux de défaillance élevés. Il nous faut ainsi atteindre l’excellence industrielle – une productivité optimale, le plus rapidement possible – et cela n’est possible que si l’on dispose d’ingénieurs de terrain, correctement formés, notamment des ingénieurs process (méthodes), capables d’inventer des procédés, de les régler, de les adapter… Nous avons donc eu à cœur de mettre en place une offre de formation la plus riche et pointue possible, répondant aux besoins de formation de ces professionnels, tout en restant adaptable, modulable, pour répondre également aux besoins d’autres catégories, telles que les techniciens, les opérateurs… ou à ceux des cursus de formation initiale.

Outre les trois acteurs directement impliqués dans le projet, votre travail pourra-t-il bénéficier à d’autres entreprises de la filière ? Et quid, justement, de la formation initiale ?

En principe, les industriels ne confient pas leurs savoir-faire à d’autres. Mais dans notre démarche, nous avons veillé à séparer les savoir-faire des données techniques : une température, une vitesse, un courant… par exemple. C’est en effet cet ensemble « savoir-faire + données techniques » qui constitue le secret industriel. Notre approche de la formation est donc basée sur les fondamentaux de la fabrication d’un moteur électrique, avec toutes les technologies du marché et tous les points de défaillance associés, mais avec zéro donnée technique. Il s’agit d’un référentiel technologique partageable, et cela sans poser de problème de propriété intellectuelle. Renault, par exemple, forme lui-même son personnel sur une ligne-école qui ne fait appel ni à ses propres produits, ni à ses propres données techniques.

Nous avons mis en place un contrat de consortium qui regroupe entreprises et organismes de formation et dans lequel nous sommes aussi directement impliqués. NextMove a en effet la responsabilité de déployer cette offre de formation auprès d’autres acteurs que ceux initialement impliqués dans le projet, acteurs qui seront reçus dans les centres de l’EMIA chez les trois industriels.
Même si la démarche n’est pas simple, nous sommes en effet en relation avec des responsables des programmes de l’Éducation nationale. Nous leur avons proposé d’inclure dans les enseignements scolaires des notions issues de l’EMIA. Une formation de niveau Bac +1 a ainsi vu le jour. En plus des cours dispensés par des enseignants – qui ont d’ailleurs bénéficié, grâce au Cnam, d’un enrichissement de leurs connaissances par les données issues de l’Académie –, les élèves passent à leur tour quatre semaines à l’EMIA de Renault. Ils complètent également leur formation directement chez des industriels spécialistes de ce domaine des moyens de production de moteurs électriques. Cinq élèves ont déjà bénéficié de ce parcours pour sa première année d’existence – certains seront d’ailleurs embauchés par Renault – et nous visons le recrutement d’une quinzaine de candidats chaque année, à terme, sur notre bassin d’emploi.

Il s’agit donc aussi d’une démarche intéressante pour territorialiser des compétences élevées et minimiser les coûts.

Hormis la fabrication de moteurs électriques, ce « référentiel technologique » que vous décrivez pourrait-il être élargi à d’autres aspects liés à l’essor de l’électromobilité ?

Tout à fait. Nous tentons par exemple actuellement de mesurer les intérêts potentiels de notre approche dans le domaine de l’électronique de puissance. Ça n’est pas encore le cas pour la batterie électrique, mais cela me semblerait toutefois également nécessaire, en particulier pour les forces d’industrialisation, celles qui seront en charge de faire passer la maturité industrielle d’un prototype d’un niveau TRL[3]5 à TRL 9, avec la haute cadence que cela implique.

Plus la connaissance industrielle est faible – voire perdue, comme c’est le cas avec de nombreux métiers ancestraux –, plus la manière employée pour parvenir à former vite doit être pertinente. Auparavant, les cursus de formation permettaient aux élèves et étudiants de garder un lien avec la connaissance « terrain », mais il fallait 20 ans pour avoir des experts. Aujourd’hui, il faut changer de rythme, et donc de méthode. C’est bien ce que permettent les trois centres de formation de l’EMIA.

Le 22 juin dernier, les acteurs du projet EMIA ont reçu le trophée NextMove 2023 dans la catégorie « Excellence industrielle et opérationnelle ». Une distinction remise par Anaïs Voy-Gillis, directrice associée de June Partners. © Julien Tragin

Comment accueillez-vous ce trophée NextMove qui vous a été remis lors de la convention annuelle « Start » organisée le 22 juin dernier ?

Nous sommes tous réunis autour de ce prix, et très satisfaits de le recevoir ! Les sept personnes impliquées dans le projet, dont je fais partie, ont en effet, pour certaines d’entre elles, commencé à y travailler dès 2017. En tout, plus de cinquante personnes ont œuvré à la réussite du projet.

Comme tout projet innovant, il est parfois difficile de se faire entendre. Nous sommes néanmoins persuadés que cette vision est la bonne. Nous sommes honorés de voir, à six ans d’intervalle, les deux directeurs de l’usine Renault de Cléon – Paul Carvalho puis Thomas Denis – converger sur la méthode à poursuivre face à une montée en cadence de métiers nouveaux.

Je tiens enfin à remercier la PFA pour son soutien sans faille, et Isabelle Fouquart, directrice de la business unit « Inexop[4] » de NextMove pour son aide précieuse, ainsi que toute cette belle équipe de m’avoir fait confiance… Quel beau projet !


[1] Créée en 1991, Ingénieurs 2000 œuvre au développement de l’apprentissage et anime une communauté d’écoles formant aux métiers de technicien et d’ingénieur dans le domaine de l’industrie.

[2] Association Régionale de l’Industrie Automobile de Normandie, structure à laquelle a succédé NextMove en 2021.

[3] Technology readiness level

[4] Industrialisation et excellence opérationnelle


Pour aller plus loin