Interview

« Il y a beaucoup de fantasmes autour de l’agriculture urbaine »

Posté le 22 février 2021
par Pierre Thouverez
dans Environnement

AMP est un groupe de production aquacole. Le groupe a une activité piscicole et développe des concepts d’aquaponie, à savoir le couplage, en circuit fermé, de productions piscicole et végétale. Un concept qui permet, en milieu urbain, d’associer deux activités complémentaires pour répondre à la problématique alimentaire, et synergiques en termes de production.

Cela fait trente ans que Pascal Goumain baigne dans l’aquaculture. Après avoir mis en place une activité piscicole en Sologne dans les années 90, dont l’activité s’arrêtera en 1996, il change d’univers puisqu’il fait carrière dans la publicité pendant près de vingt ans. Sans jamais vraiment tourner le dos à la pisciculture, car il reste propriétaire du site piscicole de Sologne. 

Vers 2015, Pascal Goumain décide de revenir vers la pisciculture, vingt ans après. Deux constats s’imposent alors à lui : l’activité d’élevage des salmonidés s’est démocratisée, avec un marché en très forte croissance. Aussi, le développement de nouvelles technologies hors sol en circuit fermé, qui n’en étaient qu’à leurs balbutiements il y a vingt ans, sont aujourd’hui devenues très performantes.

Fort de ce constat, Pascal Goumain crée AMP en 2012 avec des pisciculteurs et des ingénieurs, afin de constituer un noyau d’expertise suffisant pour lancer son projet. Et avec l’ambition de devenir un acteur important de l’aquaculture en France, autour de deux activités : la production de salmonidés et la production hors-sol. Pour la production hors-sol, AMP a décidé de se tourner vers l’aquaponie.

Cette technique de production, qui consiste à coupler la production de poisson et de végétaux en circuit fermé. L’azote issu de la déjection des poissons sert d’engrais pour la production de végétaux. Cela permet d’économiser l’apport d’intrants et d’eau. 

Pascal Goumain a répondu aux questions de Techniques de l’Ingénieur.

Techniques de l’Ingénieur : Votre activité repose sur la production piscicole. Qu’est-ce qui vous a poussé à développer une activité d’aquaponie ?

Pascal Goumain : L’aquaponie nous paraît plus socialement acceptable que les autres circuits d’élevage de poissons hors-sol. Quand on voit les élevages intensifs qui existent en Norvège par exemple, cela pose les mêmes problèmes que les élevages de poulets en batterie chez nous en France, en termes d’acceptabilité. 

Un exemple de serre aquaponique développé par AMP.

Dans la mesure où l’aquaponie répond à deux problématiques très importantes, à savoir l’optimisation de la ressource en eau, et d’autre part la création d’un écosystème hors-sol, cela nous semblait être une proposition responsable et acceptable pour le public.

Nous avons commencé à commercialiser de petits bacs d’aquaponie. Le but était de faire entrer l’aquaponie chez les gens – sur leur terrasse, leur balcon, dans leur jardin – car il y a encore dix ans, très peu de gens savaient en quoi consistait cette activité. Nous avons estimé à ce moment-là, en 2013, qu’il était important de faire de la pédagogie sur cette technologie.

En parallèle, nous avons fait de la R et D pour valider nos choix. En premier lieu, il a fallu décider si nous nous lancions sur l’élevage de poissons d’eau chaude ou d’eau froide. Pour des raisons zootechniques et commerciales, nous avons décidé de partir sur des poissons d’eau froide, des salmonidés.

Nous nous sommes aperçus qu’en aquaponie, la température du bac à poissons a tendance à ne pas trop monter, et il est donc préférable, pour des raisons énergétiques, de devoir refroidir l’eau à certains moments de l’année, plutôt que de devoir la chauffer dix mois sur douze, pour les productions de poissons d’eau chaude.

Notre choix s’est donc arrêté sur la truite, un poisson d’eau froide donc, et plus particulièrement sur l’espèce la mieux domestiquée, à savoir la truite arc-en-ciel.

Le fait de développer une activité d’aquaponie vous a obligé à développer des stratégies de production végétale. Comment avez-vous fait ces choix ?

Sur la partie végétale, nous avons testé à peu près tout ce qu’il était imaginable de faire : technologies de radeau, bacs à marée, aéroponie, hydroponie sur des colonnes… les techniques de culture existantes sont nombreuses. Si vous produisez dans une serre non chauffée – c’est le modèle que nous avons choisi – il devient indispensable de respecter la saisonnalité des productions. Nous avons donc deux productions saisonnières, en été et en hiver, plus la production de truites, qui dure toute l’année.

Nous avons mis en place un premier projet pilote avec un de nos associés, sur la pisciculture de la ferme aquacole d’Anjou, puis un second chez un producteur de fraises et de framboises en région centre. Ce deuxième pilote nous a permis, pendant quatre ans, de valider nos interrogations quant aux rendements, l’adaptation des plantes dans les systèmes, la comparaison avec les rendements des systèmes hors sol classiques…

Quels ont été les résultats de ces deux projets pilotes ?

Nous avons par exemple constaté que le calibre des fruits produits est plus gros, et les fruits ont un meilleur goût. Nous ne savons d’ailleurs pas exactement pourquoi. Une de nos hypothèses est le développement d’un autre microbiote, dans les bacs plantés, qui a sans doute un effet bénéfique sur les plantes. De même, le CO2 dégagé par les poissons peut aussi avoir un effet positif sur les végétaux cultivés. Ces constats n’ont pas encore à l’heure actuelle d’explication agronomique.

Quoi qu’il en soit, à la suite de ces deux pilotes nous nous sommes sentis prêts à développer des projets liés à l’agriculture urbaine.

Comment cohabitent au sein d’AMP l’activité piscicole et l’activité agriculture urbaine ?

Il faut être clair. Pour AMP l’agriculture urbaine ne constitue pas la clé de notre activité. Nous voyons plutôt les fermes urbaines comme une sorte de tiers lieu à usage multiple. Dans nos fermes urbaines, nous avons ainsi trois activités : nous vendons ce que nous produisons sur place (production piscicole et production végétale), ce que nous produisons également dans nos piscicultures, et nous faisons aussi de l’accueil au public, pour faire de la pédagogie et également pour amener du monde dans nos boutiques.

Les surfaces, dans les fermes urbaines, sont trop petites pour imaginer créer un business model rentable uniquement sur la commercialisation de la production de chaque ferme. Notre ferme urbaine à Asnières s’étend sur 300 mètres carrés, et notre futur site parisien frôlera les 1000 mètres carrés. Je ne vois pas comment, même en ayant un haut rendement, on peut développer une activité rentable sans se diversifier, en accueillant du public par exemple.

C’est pour cette raison qu’en parallèle de ces développements en aquaponie, nous avons développé la branche salmoniculture, notamment en rachetant en 2014 la plus grande ferme marine de France, Saumons de France à Cherbourg, et en 2017 un groupe de 6 piscicultures basées dans l’Eure et dans le Calvados. Dans le but d’atteindre un volume de production critique qui nous permette d’adresser les grands marchés. Nous pouvons ainsi, aujourd’hui, grâce à ce volume de production, adresser les marchés B-to-B, mais aussi notre marché B-to-C, à travers notre site internet et nos fermes urbaines.

Pour nous, la vente des productions en ferme urbaine est très intéressante, puisque la vente en direct au consommateur est plus rentable. Mais cette pratique n’est possible que si nous vendons aussi notre production en gros. Pour vous donner une idée, sur un chiffre d’affaires d’environ huit millions d’euros, seulement 500 000 euros sont issus des ventes en retail, à travers notre site internet et nos deux fermes urbaines, à Cherbourg et à Asnières.

Est-ce que la multiplication des fermes urbaines fait partie de votre stratégie de développement ?

Dans l’absolu, nous aimerions pouvoir mettre en place plus de concepts de fermes urbaines, et équilibrer notre balance commerciale vers un chiffre d’affaires issu pour moitié du B-to-C et pour moitié du B-to-B. Après, les concepts de fermes sur lesquels nous travaillons ne sont pas de simples boutiques, dans le sens où nous voulons à travers elles faire également de la pédagogie et de la sensibilisation sur des sujets touchant à l’aquaponie, l’alimentation, l’environnement…

A côté de cela, l’arrivée de volumes aquaponiques importants à travers les fermes périurbaines est un phénomène qui a tendance à favoriser le développement des fermes urbaines. En effet,  les fermes périurbaines ont l’avantage très important de s’affranchir de la problématique spatiale. On trouve en périphérie des villes des sites adaptés en termes d’espace qui permettent de mettre en place de véritables unités de production, dont l’objectif principal est de faire du volume. Cette production, en périphérie des grandes villes, fait partie intégrante de notre stratégie. A ce niveau-là, notre projet le plus avancé sur un site périurbain se situe près de Chartres, sur un site de huit hectares, où nous tablons sur une production annuelle de 1000 tonnes de poissons et trois mille tonnes de végétaux. 

Les techniques de production, végétale ou animale, hors-sol, sont très à la mode depuis quelques années. Beaucoup de projets de production urbaine se lancent dans les grandes villes. Quel regard portez-vous sur ce foisonnement ?

L’agriculture urbaine bénéficie d’un écho favorable auprès du grand public depuis plusieurs années. Beaucoup de gens s’intéressent au sujet aujourd’hui, avec des profils très différents. On voit beaucoup de projets se lancer, avec beaucoup de bonnes intentions mais souvent des modèles économiques qui restent à démontrer. Je crains beaucoup que nombre de projets autour de l’agriculture urbaine ne soient voués à l’échec, car développer des modèles économiques pérennes autour de cette seule activité est très compliqué. 

J’ai vu ces dernières années nombre de projets autour de l’agriculture urbaine ayant réussi à lever des fonds importants sans avoir développé de réel business model, et qui ont dépensé beaucoup d’argent en R et D sans jamais trouver la rentabilité espérée. Il y a beaucoup de fantasmes autour de cette activité, ce qui est plutôt encourageant, mais la réalité du marché est beaucoup plus pragmatique.

Propos recueillis par Pierre Thouverez


Pour aller plus loin