Interview

« La crise du Covid-19 est aussi une opportunité pour le secteur aérien »

Posté le 17 décembre 2020
par Pierre Thouverez
dans Innovations sectorielles

Le secteur aérien poursuit l’ambition de réduire de moitié ses émissions à l’horizon 2050 par rapport à leur niveau de 2005. La crise sanitaire, qui complique un peu plus la situation, a conduit le secteur aérien à repenser sa stratégie, afin de maintenir ses objectifs.

Anne Bondiou-Clergerie est depuis 2006 directrice affaires R&D, environnement et espace au sein du GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aérospatiales et Spatiales). Diplômée de l’École Supérieure de Physique et Chimie Industrielles de Paris et titulaire d’un doctorat en Physique des Gaz et des Plasmas, Anne Bondiou-Clergerie a rejoint en 1985 la Direction de la Physique Générale de l’Onera dans un laboratoire dédié à l’étude théorique et expérimentale de l’environnement électromagnétique des avions, hélicoptères et lanceurs.

Anne Bondiou-Clergerie, directrice affaires R&D, environnement et espace au sein du GIFAS

Elle a également occupé à partir de décembre 2001 les fonctions de responsable Systèmes Orbitaux puis de directrice Espace à la Direction de la Stratégie de l’Onera.

Au GIFAS, la direction des affaires R&D, Environnement et Espace assume également le secrétariat exécutif du conseil pour la recherche aéronautique et civile, le CORAC, conjointement avec la DGAC (Direction Générale de l’Aviation Civile).

Créé en 2008, le CORAC est un organe de concertation entre l’Etat et les industriels visant à mettre en place des programmes de recherche ambitieux et coordonnés, afin de fédérer l’ensemble de la filière autour d’objectifs communs. Il est présidé par le Ministre des Transports.

De par ses fonctions au GIFAS, Anne Bondiou-Clergerie est très investie dans les activités du CORAC. Elle a accepté de revenir pour Techniques de l’Ingénieur sur les réflexions menées au sein du CORAC ces derniers mois, et sur les choix forts faits récemment pour décarboner, sur le moyen terme, l’empreinte du transport aérien.

Avec en point d’orgue la volonté de mettre au point l’avion décarboné à l’horizon 2035, alors qu’il était initialement prévu pour 2050.

Techniques de l’Ingénieur : Quel contexte a permis la mise en place du CORAC, en 2008 ?

Anne Bondiou-Clergerie : Le Corac a en effet été créé en 2008, dans la foulée du Grenelle de l’environnement. Une convention a été signée avec le Ministre de l’Environnement de l’époque, Jean-Louis Borloo, avec pour mission de rassembler les industriels, les compagnies aériennes, les aéroports, et les services de l’État concernés, notamment la DGAC. A travers cette convention, l’industrie aéronautique s’est engagée concrètement à accélérer son effort de recherche, par la création d’un conseil national pour la recherche aéronautique civile, le CORAC, chargé de fédérer les recherches, de les aligner, dans le but d’améliorer les performances de la filière aéronautique française.

L’année 2020 est une épreuve terrible pour le secteur aérien, avec la crise sanitaire que nous connaissons. Quand peut-on imaginer un retour à la normale ?

Il est certain que la crise du Covid-19 a mis à l’arrêt de façon brutale tout un secteur, alors que les projections laissaient entrevoir une croissance continue du trafic aérien, que beaucoup de compagnies avaient d’ailleurs anticipée en investissant dans de nouveaux avions. Aujourd’hui l’Association internationale du transport aérien (IATA) anticipe un retour au niveau de trafic de 2019 pour 2024 ou 2025. 

Depuis la mise en place du confinement en mars dernier, les membres du CORAC se sont beaucoup réunis pour évoquer la mise à l’arrêt quasi complète du trafic aérien, qui met à mal les ambitions du secteur pour le futur. Comment se sont déroulées ces réflexions ?

A la suite de la fermeture brutale du trafic aérien en mars dernier, nous nous sommes réunis, avec les membres de CORAC, pour évaluer la situation. Nous avons très rapidement décidé d’accélérer notre planning, qui devait nous conduire vers l’avion décarboné à l’horizon 2045, voire même 2050… Nous avons décidé de développer cet avion pour 2035. Nous avons accéléré ce planning parce qu’il y a une urgence climatique, et des objectifs de diminution des émissions.
L’ambition, c’est d’arriver, pour 2050, à diminuer de moitié l’empreinte du secteur par rapport à 2005. Pour y arriver, le secteur aérien va devoir fortement diminuer ses émissions, tout le monde en est conscient. Accélérer le développement de l’avion décarboné s’est révélé indispensable pour atteindre cet objectif. Développer un avion décarboné d’ici à 2035 nous permet de rester dans la bonne trajectoire pour 2050. Les simulations effectuées par l’IATA le confirment, et nous avons également mené nos propres simulations avec l’Onera sur le sujet. Bien sûr il s’agit de simulations, avec toutes les incertitudes que cela comporte, mais plusieurs scénarios permettent d’arriver à réaliser nos objectifs d’ici 2050. 

La crise du Covid-19 a donc été l’élément déclencheur de cette décision d’accélérer le planning de développement de l’avion décarboné ?

La crise sanitaire que nous connaissons actuellement, mais qui a débuté depuis le mois de mars, constitue pour le secteur aérien une forme d’opportunité. Face à un challenge économique majeur lié à la crise sanitaire, qui s’ajoute à la pression médiatique et écologique très forte, tout a convergé vers l’idée que sortir un avion décarboné en 2050, ce qui était l’idée de départ, était trop tardif. Cela ne nous aurait pas permis de tenir les engagements pris par le secteur en termes de réduction des émissions.

Comment rendre possible cette accélération du calendrier qui a été actée ?

Pour développer un avion à zéro émission d’ici 2035, nous ne pouvons pas fonctionner, en termes d’innovations comme cela se fait d’habitude, c’est-à-dire avec de l’innovation incrémentale. Il faut également des innovations de rupture. Ainsi, face à cette crise inédite, nous avons décidé de nous remettre au travail et de repenser nos objectifs de développement de l’avion zéro émission, en se fixant des objectifs plus ambitieux. Mais il ne s’agit pas de penser uniquement en termes de ruptures technologiques. Il faut également réfléchir à l’outil industriel.
Pour atteindre nos objectifs d’ici à 2035, il nous faut impérativement gagner du temps sur les phases de conception, de développement et de passage en phase industrielle. C’est dans cet esprit que nous avons inclus dans notre feuille de route le développement de plusieurs démonstrateurs préindustriels dès le milieu de la décennie en cours.
Au final, il ne s’agit pas uniquement de mettre au point des innovations de rupture, mais également d’accélérer leur phase de développement. En effet, cela nécessite l’implication de l’ensemble du secteur industriel, que ce soit en termes de continuité numérique, d’usines 4.0… Tout cela est très concret déjà aujourd’hui, avec des projets en développement actuellement.

Cela induit-il une implication de l’ensemble de la filière aéronautique ?

L’idée était de se dire qu’un programme de développement d’un nouvel avion s’étale sur une quinzaine d’années en général. Il faut donc que toutes les améliorations technologiques, incrémentales et de rupture soient développées sur des timings coordonnés pour être disponibles au bon moment. Nous avons mis tout le monde autour de la table, et nous avons établi une feuille de route, que nous mettons à jour en permanence.
Cela permet aux maîtres d’œuvre, à la filière, et aux organismes de recherche, avec en particulier l’ONERA, de travailler collectivement et à une cadence élevée.
C’est d’ailleurs en opérant de la sorte que le CORAC a réussi à jouer un rôle important dans le développement des A 350-1000, A 320 Neo, ou encore du moteur Leap, pour ne citer que ces exemples.  

Quelles sont les options technologiques privilégiées pour développer un avion zéro émission ?

Nous avons plusieurs options. Le tronc commun que nous avons est la volonté de mettre au point un avion ultra sobre. En général, quand on met au point un avion de nouvelle génération, on table sur un gain, en termes d’efficacité énergétique, d’environ 15 %.
Là, nous voulons, pour 2035, réaliser un gain de 30 % par rapport à la génération précédente. La marche est haute, si je puis dire, mais nous avons des pistes technologiques pour y arriver, que ce soit au niveau des moteurs, des carburants, des systèmes…
Ensuite, nous avons plusieurs options énergétiques : d’abord, celle de l’usage massif de carburants alternatifs. Nous savons aujourd’hui que les avions peuvent supporter 50 % de carburants alternatifs, mais en réalité on pourrait aller beaucoup plus loin.
La deuxième option, c’est de faire de l’hydrogène pour les vols régionaux, courts et moyens courriers. Avec l’hydrogène, l’encombrement volumique est tel qu’il est pour le moment difficile d’imaginer l’utiliser pour les longs courriers. Les options énergétiques vont avoir tendance à s’appliquer selon le type de courrier – court, moyen ou long – que l’on envisage.
En ce qui concerne les petits avions, disposant de moins de vingt places, l’option hybride électrique est toujours d’actualité.

Le fait de pouvoir fédérer la filière derrière une ambition commune, surtout en cette période, est-il un signe de force pour le secteur aéronautique français ?

A travers le CORAC s’est développé un collectif puissant, c’est aussi une des leçons à tirer de la période que nous traversons. Dans la difficulté, les parties prenantes ont continué à se parler au sein du CORAC, pour finir par prendre la décision de se donner une ambition encore plus grande qu’auparavant, malgré les difficultés. En ce sens, la crise sanitaire que nous traversons tous nous aura permis de saisir une opportunité. 

Tout cela a aussi été possible, c’est important de le dire, grâce à la Direction Générale de l’Aviation Civile (DGAC) : c’est une administration qui connaît bien l’industrie, qui sait poser les limites, et qui est un rouage essentiel permettant au CORAC de fonctionner efficacement.

Par P.T


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