Techniques de l’Ingénieur vous propose un tête-à-tête avec quatre de ces scientifiques[1], pour évoquer à la fois leur carrière, et leur vision de la place des femmes dans le monde de la recherche scientifique. Pour le deuxième entretien de cette série, partons à la rencontre de la lauréate européenne de ce prix L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science 2025 : la professeure Claudia Felser, récompensée pour ses travaux de recherche en physique de la matière condensée.
Directrice et membre scientifique de l’Institut Max-Planck de physico-chimie des solides, à Dresde, en Allemagne, la professeure Claudia Felser fait aujourd’hui partie des plus grands experts mondiaux de la physique de la matière condensée. Situés au carrefour des mathématiques, de la physique et de la chimie, ses travaux ont notamment abouti à la découverte et au développement de nouveaux matériaux magnétiques aux multiples applications potentielles, à commencer par la production d’énergie renouvelable, et de vecteurs énergétiques décarbonés. Spécialiste de la « chimie quantique topologique », une théorie permettant, en substance, de prédire les propriétés topologiques des matériaux à partir de l’agencement de leurs atomes, Claudia Felser a par ailleurs à cœur de concilier recherche fondamentale et appliquée. En tant que femme scientifique, elle est également engagée en faveur de l’égalité des genres, au travers notamment de la création du programme NaT-Lab, visant à inciter les jeunes élèves, en particulier les filles, à découvrir et à pratiquer les sciences naturelles.
Techniques de l’Ingénieur : Qu’est-ce qui vous amenée à consacrer votre carrière à la physique de la matière condensée ?
Claudia Felser : Pour être tout à fait honnête, c’est une bonne question… ! (Rires) Je n’ai en effet pas suivi un chemin tout tracé. Mon parcours a même été plutôt sinueux. Je ne m’intéressais pas particulièrement à ce sujet lorsque j’étais enfant, ni même plus tard, au lycée. J’ai néanmoins toujours été attirée par les sciences en général. J’ai lu beaucoup d’ouvrages scientifiques, sur les origines de l’Univers par exemple. C’était une vraie passion pour moi, mais je ne rêvais pas pour autant de devenir scientifique, ni d’étudier précisément le domaine de la physique de la matière condensée.
En entrant à l’université, j’ai commencé par étudier la chimie. Je me suis rendu compte, petit à petit, que les questions qui m’intéressaient se situaient plutôt à la frontière entre chimie et physique. J’ai donc fini par étudier ces deux domaines, en passant sans cesse de l’un à l’autre.
Cela m’a permis d’affiner mes choix, et m’a finalement conduite à m’orienter vers ce domaine précis de la physique de la matière condensée.
J’ai en effet vu dans cette branche de la physique un moyen d’étudier à la fois des questions fondamentales – en réalisant par exemple des travaux très théoriques en astrophysique des hautes énergies – et des questions plus concrètes, centrées sur des applications dans la vie quotidienne.
Je me suis ainsi plus particulièrement intéressée à la topologie et à ses liens avec la chimie lorsqu’il s’agit de produire des matériaux nouveaux avec, comme point de départ, leurs propriétés quantiques spécifiques. Cela m’est apparu comme quelque chose d’absolument passionnant.
Si vous ne deviez retenir que quelques exemples de découvertes majeures auxquelles vous avez contribué, lesquelles citeriez-vous ? À quelles applications concrètes vos découvertes fondamentales ont-elles d’ores et déjà mené, ou pourront-elles aboutir à l’avenir ?
Mes collègues et moi avons identifié de nombreux matériaux dotés de propriétés topologiques inédites, en utilisant des outils de conception par ordinateur. J’ai notamment travaillé aux côtés du physicien roumain Andrei Bernevig et du physicien sino-américain ShouCheng Zhang [mort en 2018, n.d.l.r.].
Mes connaissances, et l’expertise de mon équipe sur le plan des matériaux et de leurs propriétés topologiques nous ont permis de transposer des concepts assez abstraits de physique quantique vers des matériaux bien réels. Nous avons conçu, puis produit, et enfin étudié les propriétés de ces matériaux, qui se sont bel et bien révélées conformes à ce que nous attendions. C’est d’autant plus intéressant que nous ne sous sommes pas intéressés qu’à une seule de leurs propriétés. Nous en avons visé plusieurs, en misant sur la physique quantique pour dépasser les limites de la physique classique.
J’ai plus particulièrement développé une expertise dans le domaine des matériaux magnétiques. L’un de mes objectifs, dans ce domaine, est par exemple d’optimiser la conversion de chaleur fatale en électricité. Ceci est particulièrement intéressant dans les centrales de production d’électricité, qui génèrent en effet beaucoup de chaleur fatale ; chaleur qui pourrait ainsi avantageusement être récupérée et convertie en énergie électrique.
Nous nous intéressons également par ailleurs à la catalyse, et plus précisément à l’utilisation de matériaux topologiques dans ce domaine. Ceci, dans le but de concevoir de nouveaux catalyseurs utilisables par exemple dans le domaine de la production d’hydrogène par électrolyse de l’eau, ou de la conversion du CO2 en carburant.
En ce qui concerne ce dernier exemple, cela ne peut en effet se faire, pour l’heure, que grâce à un procédé complexe, mis en œuvre à très haute température. Or, les propriétés topologiques des matériaux que nous avons développés pourraient permettre de produire du méthane à partir de CO2 beaucoup plus facilement, en actionnant un « interrupteur » activant les propriétés topologiques du catalyseur.
L’une de mes collègues planche aussi actuellement sur la possibilité d’appliquer ce concept aux batteries électriques, pour en améliorer les performances.
Comment accueillez-vous ce Prix International L’Oréal-UNESCO Pour les Femmes et la Science qui vous a été décerné le 12 juin dernier ? Pensez-vous que votre exemple puisse inciter d’autres femmes, et plus particulièrement des jeunes filles en âge scolaire, à se lancer elles aussi dans une carrière scientifique ?
C’est un très grand honneur pour moi ! Je suis très heureuse d’avoir reçu cette formidable récompense, très importante à mes yeux. Cela va me pousser à assumer un peu plus encore mon rôle de modèle pour les futures femmes scientifiques.
D’autant plus que ce prix illustre deux aspects importants pour moi : l’implication de L’Oréal rappelle que les nerds, contrairement aux préjugés, ont aussi le droit d’être féminines ; et celle de l’UNESCO montre l’importance de l’inclusion dans l’éducation, notamment des filles, et ce, partout dans le monde. Il s’agit vraiment de deux aspects cruciaux à mes yeux, et très liés. Il faut que les jeunes filles prennent conscience qu’elles peuvent mettre leur intelligence à profit dans une carrière scientifique, sans pour autant être contraintes de mettre de côté leur féminité.
[1] La cinquième lauréate de cette 27e édition était absente pour raisons de santé lors de cette cérémonie du 12 juin 2025.
Cet article se trouve dans le dossier :
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