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Atouts et faiblesse de la démarche probabiliste face au juge

Posté le par La rédaction dans Environnement

Avant l'accident, l'entreprise et les techniciens gèrent la prévention des risques par une démarche probabiliste afin de minimiser la probabilité d'occurrence. Mais le juge acceptera-t-il cette parcelle d'incertitude ? Exemple.

Confrontés aux incertitudes et aux aléas technologiques lors de l’étude des projets, les concepteurs ont recours, pour limiter les risques d’accidents, à des méthodes d’analyse à caractère déterministe complétées par des méthodes probabilistes. Mais le juge est-il tenu de prendre en compte dans ses jugements, les risques résiduels spécifiés ou encore les probabilités d’occurrence prévues par les choix réalisés avant la création d’un ouvrage ou d’un service ? Ce n’est pas certain.Prenons l’exemple de la mise en place de systèmes redondants pour illustrer nos propos.

La démarche probabiliste du technicien
Pour éviter que la seule panne d’un système ne conduise à une catastrophe, on peut en améliorer la fiabilité en lui adjoignant des systèmes redondants. C’est pour cette raison que les systèmes de commandes hydrauliques sont triplés sur les avions de ligne et rendus physiquement indépendants (autrement dit la panne de l’un des systèmes est sans effet sur le bon fonctionnement des autres systèmes). Ce triplement des circuits conduit à une probabilité de perte totale des commandes de l’ordre de un sur un milliard par heure de vol, la perte d’un seul système ayant une probabilité de l’ordre de un sur mille par heure. Des essais en laboratoire et l’expérience en utilisation justifient cette dernière valeur. Nous reviendrons plus loin sur ce point.Faut-il pousser plus loin le souci de sécurité et installer quatre systèmes redondants ? Tous les techniciens interrogés répondront non à cette question et admettront que le triplement des systèmes hydrauliques est la solution raisonnable. Tout le monde admet donc qu’une probabilité de un sur un milliard par heure de vol pour la panne totale d’hydraulique est « raisonnable ». Bien entendu, cela signifie que chaque concepteur doit s’assurer que les systèmes hydrauliques répondent bien aux règles de l’art et passent avec succès les épreuves sévères de qualification permettant d’affirmer que le niveau de un sur un milliard est raisonnablement assuré.Il n’en reste pas moins qu’il reste une chance (ou plutôt une malchance) sur un milliard par heure de vol pour qu’une panne totale des circuits hydrauliques ne conduise un jour à la catastrophe. Or ce n’est parce qu’un phénomène est hautement improbable qu’il ne se produit pas, nous l’avons déjà dit.Considérons une flotte de 2.000 avions. Si l’on admet que chaque avion effectue en moyenne 14 heures de vol par jour (chiffre certainement sous-estimé), cela représente 2000 x 14 x 365 = 10 millions d’heures par an et 100 millions d’heures en 10 ans. Ainsi la probabilité d’observer une panne totale d’hydraulique de probabilité élémentaire de un sur un milliard par heure de vol, sur 10 ans d’utilisation de cette flotte est-elle de l’ordre de dix pour cent !Les valeurs que nous venons d’utiliser sont loin d’être fantaisistes. En juillet 2005, 2.500 Airbus de la seule famille A320 (A318, A319, A320 et A321) ont été mis en service et cette flotte a franchi le cap des 40 millions d’heures de vol (Air & Cosmos du 26 août 2005).Rassurons-nous, la probabilité de défaillance d’un système hydraulique unique est certainement surestimée, mais il est impossible de le démontrer expérimentalement. Aussi devons-nous nous contenter de l’estimation, actuellement démontrée, à un sur un milliard par heure de vol pour le système triplé. Par ailleurs ce n’est pas parce qu’aucun accident de ce type n’est pas survenu jusqu’à aujourd’hui que la probabilité d’avoir un accident au cours de notre prochain vol en est augmentée. Nous avons, à chaque vol, plus de chance de gagner au Loto que de périr dans un accident.Que fera alors la justice si se produit un tel événement malheureux, panne totale des systèmes hydrauliques, conduisant presque certainement à la perte de l’avion ?

La démarche déterministe du juriste
Cherchera-t-elle un « coupable » ? Bien entendu il lui faudra s’assurer que toutes les règles de sécurité en matière de fabrication, maintenance, conditions d’emploi, formation du personnel ont été respectées et par le constructeur et par la compagnie utilisatrice. Si une faute a été commise dans l’un de ces domaines, il lui faudra certainement condamner le coupable. Une telle situation pourrait se rencontrer par exemple dans une compagnie dont les responsables, peu scrupuleux ou ignorants, sacrifieraient la sécurité, en minimisant les opérations de maintenance, au profit d’une rentabilité à court terme. Ce comportement anormal doit évidemment être sanctionné sévèrement.Mais il est parfaitement possible que l’accident ne provienne que de la conjonction malheureuse de la panne « normale et prévue » de chacun des trois circuits.Et si à l’occasion de cet accident avec pertes de vies humaines, la justice venait à mettre son nez dans les dossiers d’incidents ? Cette fois ce sont les responsables de la sécurité qui se sentent mal à l’aise. Que répondre au juge d’instruction s’étonnant que des incidents analogues se soient déjà produits et que l’on n’ait pas encore réagi ? « Comment ? Vous avez déjà observé en service plusieurs pannes élémentaires analogues à celles ayant conduit à la catastrophe et vous n’avez pas jugé utile d’améliorer la situation ! » Vous aurez beau répondre que ces pannes entraient dans le cadre de la statistique attendue, on vous reprochera de ne pas avoir pris des mesures d’amélioration.Plutôt que de risquer une mise en examen et une condamnation ne vaudrait-il pas mieux ne jamais signaler les incidents et mettre l’accident sur le compte de la fatalité ? Cette dernière attitude peut sembler étonnante, mais nous avons connu des responsables d’une grande industrie refuser de faire des études de sécurité de peur de voir la justice se retourner contre eux dans le cas d’un accident survenant dans des conditions estimées hautement improbables au cours de l’étude et donc écartées à juste titre.A l’occasion d’un accident aérien, nous avons vu en effet des magistrats, d’une nation étrangère et néanmoins amie, faire le raisonnement faux mais très convaincant suivant : « Vous me dites que cet événement est hautement improbable, soit, mais il s’est produit. Par conséquent ou bien vous avez commis une faute d’estimation ou bien vous avez négligé volontairement de traiter ce cas. Vous êtes donc coupable ! »Il est évident, pour tous les spécialistes des probabilités, que « hautement improbable » ne signifie pas impossible. Ce n’est pas au technicien de trancher. Nous nous contenterons de poser le problème qui est loin d’être un cas d’école fabriqué pour la cause.Par Jean-Claude Wanner, Académie de l’air et de l’espace 

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