Interview

« Chaque filière industrielle doit trouver sa propre équation »

Posté le 25 novembre 2025
par Pierre Thouverez
dans Énergie

Face aux impératifs de décarbonation, la question de la récupération et de la revalorisation du dioxyde de carbone devient centrale dans les stratégies industrielles.

Si le CO₂ est longtemps resté perçu comme un déchet à éliminer, il tend aujourd’hui à être considéré comme une ressource, voire une matière première.

Encore faut-il en maîtriser la capture, la pureté, le transport et l’usage. Laurent Dumergues, chef de projet évaluation impacts environnementaux à l’APESA, fait le point pour Techniques de l’Ingénieur sur les voies actuelles – physiques, chimiques et biologiques – et sur les conditions réelles de leur mise en œuvre dans les filières industrielles.

Techniques de l’Ingénieur : On parle aujourd’hui de plus en plus de « valorisation du CO₂ ». De quoi s’agit-il exactement ?

Laurent Dumergues : L’idée est de ne plus considérer le CO₂ uniquement comme un résidu à éliminer, mais comme une matière première réutilisable. Ce gaz, incolore et inodore, est très stable chimiquement, mais il contient du carbone, un élément essentiel pour la chimie. Ses propriétés physiques et chimiques ouvrent plusieurs voies de valorisation.
On distingue trois grands types d’utilisation : la valorisation directe (ou sans transformation de la molécule deCO₂), la valorisation chimique, et la valorisation biologique.

Pouvez-vous détailler ces trois voies ?

La valorisation directe consiste à réutiliser le CO₂ tel quel. Il existe de multiples applications industrielles qui sont matures technologiquement (avec des niveaux de TRL de 9). On l’exploite par exemple dans les silos à grains pour l’inertage, dans les boissons gazeuses, dans les procédés de réfrigération, ou encore sous forme de neige carbonique pour le nettoyage à sec des surfaces sensibles.
Ces usages sont bien établis, mais leur rentabilité dépend du coût comparé à d’autres alternatives : faire du froid avec du CO₂ par exemple, est généralement plus coûteux et moins efficace que l’usage de fluides frigorigènes classiques, même si ces derniers sont bien plus « nocifs » pour le climat.

La valorisation chimique vise à réutiliser le carbone contenu dans la molécule. C’est plus complexe, et énergivore lorsqu’il s’agit de casser la liaison carbone-oxygène du CO₂ qui est très stable. Cependant, elle peut servir de précurseur dans certaines synthèses chimiques. C’est le cas de la production d’urée ou d’acide acétylsalicylique, où le CO₂ s’intègre à des réactions bien maîtrisées.
Des recherches se poursuivent aussi sur des voies comme la méthanation, qui permet de produire du méthane à partir de CO₂ et d’hydrogène vert. Le procédé n’est pas neutre énergétiquement, mais il répond à un besoin, le stockage des énergies renouvelables intermittentes.

Enfin, la valorisation biologique s’appuie sur la photosynthèse naturelle : le CO₂ est capté par des plantes ou des algues pour être transformé en biomasse. Cette voie est explorée, par exemple, dans les serres agricoles où l’enrichissement de l’air en CO₂ améliore la croissance des cultures.

Certaines applications, comme la récupération assistée d’hydrocarbures, permettent également le stockage du CO₂. Comment ?

C’est une technique bien connue dans le secteur pétrolier : on injecte du CO₂ dans un réservoir pour augmenter la pression et extraire davantage d’hydrocarbures. Cela permet d’augmenter de l’ordre de 10 % l’exploitation du gisement. Une partie du CO₂ reste piégée dans la roche, ce qui contribue à son stockage partiel. Cependant, cette pratique n’a guère de sens dans des pays comme la France, où l’extraction d’hydrocarbures est limitée. En revanche, elle est courante au Canada ou aux États-Unis, où les volumes manipulés sont conséquents.

Le séchage du bois ou la géothermie profonde sont également des pistes technologiques intéressantes bien que peu mâtures. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le séchage du bois au CO₂ a fait l’objet d’expérimentations, notamment en Finlande, pour limiter la dégradation et la porosité du matériau. Ce sont des procédés encore marginaux.
Quant à la géothermie profonde, le principe serait d’utiliser le CO₂ comme fluide caloporteur. Mais les projets restent à un TRL intermédiaire, autour de 5. Les contraintes géologiques et la rareté des sites adaptés limitent encore leur déploiement industriel.

Qu’est-ce qui détermine la faisabilité d’une voie de valorisation du CO₂ ?

Il y a plusieurs paramètres : la pureté du CO₂, la concentration et le volume disponible, la localisation du site par rapport aux débouchés, ou encore la saisonnalité de la demande, comme pour les boissons gazeuses par exemple.
Transporter du CO₂ comprimé ou liquéfié coûte cher et demande de l’énergie. C’est pourquoi les projets les plus viables sont souvent ceux qui réutilisent le gaz sur place, à proximité immédiate du point d’émission.

Les technologies de CCUS font-elles partie intégrante des stratégies industrielles aujourd’hui ?

Oui, surtout chez les gros émetteurs. Les cimentiers, par exemple, travaillent sur la minéralisation du CO₂ dans leurs matériaux, ce qui a du sens avec leur cœur de métier. D’autres secteurs, comme l’agriculture, s’intéressent à l’enrichissement de serres ou à la méthanisation.
Les programmes européens soutiennent activement ces recherches, même si l’élan politique s’est un peu affaibli. Globalement, les projets engagés continuent d’avancer, ce sont des investissements de long terme.

Et pour les plus petites entreprises ?

Pour les PME, c’est plus compliqué. La captation et la valorisation du CO₂ demandent des volumes suffisants pour justifier les coûts d’installation et de traitement. La plupart ne sont pas productrices de CO₂, mais plutôt utilisatrices, comme c’est par exemple le cas dans l’agroalimentaire.
Pour elles, il est souvent plus pertinent de travailler sur la réduction des consommations énergétiques que sur la revalorisation directe du CO₂. Les technologies de captage restent coûteuses et difficiles à rentabiliser à petite échelle.

La revalorisation du CO₂ ne repose pas sur une solution universelle, mais sur une adaptation fine aux contextes locaux, aux volumes, à la pureté du gaz et aux usages possibles à proximité. Chaque filière industrielle doit trouver sa propre équation entre faisabilité économique, pertinence technologique et sens environnemental.

Propos recueillis par Pierre Thouverez


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