Interview

« Les eaux usées ne doivent plus être vues uniquement comme un déchet mais comme une ressource »

Posté le 28 octobre 2025
par Pierre Thouverez
dans Chimie et Biotech

Les eaux usées deviennent aujourd’hui pour les industriels une ressource à part entière et s’intègrent dans une approche circulaire.

Valorisation de nutriments, récupération de chaleur, procédés hybrides ou zéro rejet liquide (ZLD) : les innovations se multiplient pour faire des eaux utilisées par l’industrie une ressource. D’autant plus que la raréfaction de l’eau est de plus en plus prégnante et oblige les industriels à adapter leurs stratégies de gestion.

Nicolas Roche, professeur en génie des procédés à Aix-Marseille Université, chercheur au CEREGE[1] et vice-président académique de la SFGP[2], a expliqué aux Techniques de l’Ingénieur en quoi les eaux usées industrielles sont aujourd’hui considérées comme des ressources à part entière, dont l’optimisation des traitements passe par la combinaison de technologies éprouvées et complémentaires.

Techniques de l’Ingénieur : Quels sont vos principaux axes de recherche ?

Nicolas Roche : Je travaille depuis de nombreuses années sur les problématiques de traitement des eaux, essentiellement des eaux usées. Aujourd’hui, j’adopte dans ce cadre une approche globale qui intègre non seulement les procédés de traitement mais aussi les dimensions de réutilisation, les problématiques sociétales, les aspects humains, sociaux et juridiques liés à l’acceptabilité. C’est une approche interdisciplinaire qui m’amène à collaborer aussi bien avec des acteurs publics, privés mais aussi à l’international, notamment au Maroc.

Que signifie précisément cette notion d’approche globale ?

Il s’agit de considérer la problématique de l’eau dans son ensemble, et non pas de distinguer un « petit cycle » de l’eau et un « grand cycle ». En réalité, il n’existe qu’un seul cycle, car toutes les actions sont interconnectées. Il faut donc évaluer simultanément l’aspect quantitatif des ressources et l’aspect qualitatif. Le traitement des eaux se trouve au cœur de ces enjeux, puisqu’il constitue l’interface entre activités humaines, environnement et nature.

Les eaux usées ne doivent plus être vues uniquement comme un déchet mais comme une ressource. Elles permettent de récupérer de l’eau, de la matière, des nutriments – par exemple le phosphore essentiel à l’agriculture -, mais aussi des métaux critiques présents par exemple dans les boues de stations d’épuration. On peut également en extraire de l’énergie (production de biogaz, gazéification thermique) ou de la chaleur. Dans certaines villes comme Genève, des échangeurs et des pompes à chaleur valorisent la chaleur des eaux usées pour chauffer des bâtiments. En France, des piscines, à Marseille ou au Levallois-Perret par exemple, utilisent cette ressource pour réchauffer leurs bassins. L’économie circulaire appliquée aux eaux usées est en plein développement.

Quels bénéfices concrets apporte la réutilisation des eaux usées aux industriels ?

Chaque mètre cube d’eau réutilisé correspond à un mètre cube traité selon des critères de qualité plus stricts, adaptés à un usage spécifique. Cela induit des impacts positifs multiples : amélioration de la qualité de l’eau rejetée, diminution de la pression sur les ressources naturelles, et valorisation interne par les industriels. La réutilisation des nutriments (azote, phosphore) progresse, tout comme la récupération énergétique, avec des procédés allant du biogaz à la valorisation thermique pour chauffer ou refroidir des quartiers entiers.

Quelles évolutions technologiques sont à l’œuvre ?

Traditionnellement, on traitait les eaux pour un rejet conforme dans l’environnement, avec seulement deux niveaux de qualité : zones sensibles et zones non sensibles. Désormais, dans une logique d’économie circulaire et de réutilisation, il faut développer des solutions sur mesure adaptées à la nature des effluents. Les effluents industriels ne contiennent pas les mêmes molécules ni les mêmes polluants selon les secteurs, ce qui nécessite des procédés spécifiques, au cas par cas.

Cela conduit au développement de réacteurs hybrides combinant plusieurs mécanismes : biomasse libre et biomasse fixée dans un même réacteur, couplage d’adsorbants et de procédés biologiques, ou encore intégration de photocatalyse avec un réacteur chimique. L’objectif est d’augmenter l’efficacité du traitement en multipliant les synergies.

Par ailleurs, de nouveaux procédés émergent, comme les procédés d’oxydation avancée pour traiter des molécules spécifiques et les procédés fondés sur la nature, comme des filtres plantés améliorés par l’ajout de matériaux adsorbants ou l’utilisation de déchets, afin de multiplier les étapes de traitement.
En parallèle, les membranes – microfiltration, nanofiltration, osmose inverse – restent très utilisées, ce sont déjà des technologies matures, avec peu d’innovations récentes.

Quels secteurs industriels sont les plus avancés dans cette circularisation de leurs usages de l’eau ?

Le secteur papetier a été précurseur, avec des sites parvenus à l’autonomie en eau. Michelin a par exemple intégré une « valeur économique de l’eau » dans ses dimensionnements et a pu réduire sa consommation de près de 30 %. L’agriculture a gagné en efficacité grâce à l’irrigation optimisée et à la réutilisation d’eaux usées traitées, mais la demande continue d’augmenter avec le changement climatique. Le textile, en revanche, reste en retrait : ses effluents, notamment colorés, sont plus difficiles à réutiliser, et la production de coton reste largement dépendante de l’irrigation.

Comment les industriels intègrent-ils désormais la gestion de l’eau ?

Historiquement, la gestion de l’eau se faisait à travers une station d’épuration externe, en dialogue avec les autorités sur les niveaux de rejet. Aujourd’hui, on intègre la ligne « eau » directement au cœur du process industriel, parfois avec des systèmes décentralisés par atelier. On parle de plus en plus de zéro rejet liquide (ZLD), c’est-à-dire d’une suppression totale des rejets liquides.

Les industriels mobilisent à la fois leurs compétences internes en génie des procédés et des partenariats avec des PME spécialisées ou des laboratoires de recherche pour concevoir des solutions spécifiques. Des projets collaboratifs existent également afin de développer ces approches d’économie d’eau.

La législation favorise-t-elle cette évolution ?

Oui. Des décrets récents, notamment dans l’industrie agroalimentaire, facilitent la réutilisation des eaux traitées (par exemple pour le lavage ou le refroidissement). Certaines pratiques, comme la réutilisation d’eaux de refroidissement pour le lavage, existent déjà sans nécessiter de changements réglementaires. La marge de manœuvre est plus large dans les circuits internes des usines, alors que dans le domaine public, la réglementation est plus contraignante.

Et à l’échelle internationale ?

Au Maroc par exemple, pays avec lequel je collabore sur des projets en cours, l’Office chérifien des phosphates au Maroc, autrefois plus gros consommateur d’eau du pays, est devenu autonome en eau grâce au dessalement d’eau de mer et à la construction de stations d’épuration pour réutiliser les eaux usées urbaines. Le concept de ZLD se déploie également dans plusieurs pays du Golfe. Le dessalement, en particulier, est désormais utilisé massivement pour l’industrie et, à terme, pour l’agriculture, afin de compenser les effets du changement climatique.

Propos recueillis par Pierre Thouverez


[1] CEREGE
[2] SFGP


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