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Interview

Cartographie 3D de l’univers : seulement un début pour l’astrophysicien Jean-Paul Kneib

Posté le par Chaymaa Deb dans Innovations sectorielles

Lundi 20 juillet 2020, des astrophysiciens du monde entier ont publié la plus grande cartographie 3D de l'univers jamais réalisée. Pour cela, plus de quatre millions de galaxies et de quasars ont été analysés, dans le cadre du projet Sloan Digital Sky Survey. Entretien avec Jean-Paul Kneib, astrophysicien, à l'origine de ces travaux.

Une cartographie de l’univers sans nul autre pareil a été dévoilée par des astrophysiciens du monde entier ce lundi 20 juillet 2020. Après une vingtaine d’années de travaux réalisés dans le cadre du projet international Sloan Digital Sky Survey (SDSS), ces scientifiques ont réussi à mettre au point une carte 3D répertoriant plus de quatre millions de galaxies et de quasars, sur les deux cents milliards que compte l’univers, et couvrant près de 90 % du volume de l’univers visible. Un modèle de cette carte de l’univers, en 3D et manipulable, est à explorer ici.

Pas moins d’une centaine de chercheurs issus d’une trentaine d’institutions à travers le monde ont été mobilisés pour mener ces travaux à bien. Jean-Paul Kneib, astrophysicien à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, est à l’origine du sondage cosmologique nommé « The extended Baryon Oscillation Spectroscopic Survey » (eBOSS) sans lequel cette cartographie spatiale n’aurait pas été complète.

Techniques de l’Ingénieur : Pouvez-vous détailler le contexte dans lequel a été conçu ce projet de cartographie de l’univers en 3D ?

Jean-Paul Kneib : Le projet Sloan Digital Sky Survey (SDSS) a commencé il y a une vingtaine d’années, et se découpe en plusieurs phases. Je l’ai rejoint en 2009, lorsque débutait la troisième. En 2011, mon rôle a été de bâtir un projet conçu pour aller couvrir les régions de l’univers qui n’étaient pas encore cartographiées. C’est ainsi qu’est née l’idée du sondage cosmologique eBOSS, le quatrième temps du projet SDSS. Avec mes collaborateurs, nous avons décidé d’observer les galaxies et les quasars les plus lointains, couvrant la région encore inexplorée distante de six à onze milliards d’années-lumière de nous. La lumière intense des quasars est due à des trous noirs super-massifs situés au cœur des galaxies très lointaines. À l’époque du lancement du projet, il n’existait que peu d’observations de ce type. Il nous a fallu cinq années pour effectuer les nôtres, de 2014 à 2019.

Quels moyens matériels et humains ont été nécessaires à la réalisation du projet ?

Cette cartographie 3D a été réalisée à l’aide d’un télescope équipé de mille fibres optiques, situé dans le désert du Nouveau-Mexique, aux États-Unis. De nombreuses institutions venues des États- Unis, de Chine, du Japon et d’Europe ont contribué à la réussite du projet. Plusieurs universités, dont notamment celles de l’Utah, de Berkeley, de New-York, Portsmouth, Paris ainsi que l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) ont également apporté leur concours.

Comment avez-vous procédé pour réaliser cette cartographie ?

La première étape de notre travail a été de réaliser une cartographie de la voûte céleste en imagerie. Cela signifie que nous avons cherché à connaître les positions angulaires des galaxies. Nous avons déterminé la latitude et la longitude dans le ciel de dizaines de millions de galaxies visibles, qui ne sont pas cachées par la Voie Lactée. Cela nous a permis d’accéder à des informations en 2D. Cependant, comme lorsque l’on prend une image avec un appareil photo, la distance des objets n’est pas retranscrite. En ce sens, la distribution en 2D ne nous fournit qu’une partie des données. Pour avoir la troisième dimension, il faudrait prendre d’autres données. En pratique sur Terre, il suffit de prendre une autre photo depuis un point de vue différent. Mais, dans notre cas, nous ne pouvions pas nous déplacer suffisamment loin de la Terre.

Comment faire alors pour obtenir la troisième dimension ?

Pour faire une mesure en trois dimensions, nous avons fait des mesures de vitesse. Ce sont des mesures d’effet Doppler, comme celles qui sont faites sur la route par des détecteurs de vitesse. Nous avons donc capté la lumière de chaque galaxie de manière individuelle, et nous avons envoyé chaque signal lumineux dans un spectrographe, qui disperse la lumière. Ensuite, nous avons analysé le spectre de chaque galaxie en fonction de sa longueur d’onde. Les longueurs d’ondes nous permettent d’évaluer la vitesse d’éloignement des galaxies. Le signal lumineux varie du bleu au rouge. Plus il se déplace vers le rouge, plus la galaxie est lointaine. L’ensemble de ces informations, ajoutées au modèle d’expansion de l’univers décrit au premier ordre par la constante de Hubble, nous a permis de tracer la carte en trois dimensions.

Quelles conclusions avez-vous tirées de vos observations ?

Nous pouvons constater que la répartition des galaxies dans l’univers est hétérogène. Certaines zones sont moins denses en nombre de galaxies. À l’inverse, les filaments sont les premiers signes de concentrations de galaxies. À leur intersection se trouvent des amas dans lesquels la concentration de galaxies est la plus grande. La distribution des galaxies nous donne donc une image très structurée à grande échelle de la distribution de la masse dans l’univers.

Vos travaux vous permettent-ils d’accéder à d’autres données cosmologiques ?

Il y a une vingtaine d’années, nous avons découvert que l’expansion de l’univers était accélérée. La variation de la vitesse d’expansion de l’univers nous renseigne sur le contenu en masse et en énergie de l’univers. L’accélération récente de l’univers suggère la présence importante d’une composante d’énergie dans ce bilan. On la nomme « énergie noire », car on ne connaît pas sa nature physique. Cette composante d’énergie noire intervient dans les équations d’Einstein qui décrivent l’évolution temporelle de l’univers. L’énergie noire est invisible et très faible en densité, et n’a aucune interaction avec la matière à l’échelle terrestre. Pour y être sensible, il faut faire des observations cosmologiques. Notre cartographie de l’univers nous permet donc d’être sensibles à cette composante fondamentale de la physique. Il est important de noter que nos travaux sont aussi sensibles à la valeur de la constante de Hubble qui définit la vitesse d’expansion de l’univers aujourd’hui, et cette valeur diffère de celle mesurée localement par d’autres travaux.

D’autres projets de cartographie de l’univers sont-ils prévus ?

Plusieurs nouveaux projets nous permettront d’accéder prochainement à de nouvelles informations. En septembre 2020 débutera le projet DESI. Grâce à un nouvel instrument robotisé de 5 000 fibres installé sur le télescope Mayall de 4m de diamètre installé dans le désert de l’Arizona aux États-Unis, nous pensons pouvoir mesurer d’ici 2024 trente-cinq millions de nouvelles distances de galaxies. D’autre part, dans le cadre du projet européen 4MOST (4-metre Multi-Object Spectroscopic Telescope), une autre expérience de cartographie sera installée en 2022 sur le télescope VISTA. Celui-ci se trouve dans l’hémisphère sud, au Chili, et permettra d’accéder à de nouvelles régions du ciel accessibles seulement depuis cette zone géographique. 2022 sera également marqué par le lancement du télescope spatial européen Euclid, dont les observations contribueront à la recherche sur l’origine de l’accélération de l’expansion de l’univers.

Image de une : La carte de l’univers apparaît comme un spectre de couleurs, sphérique. Nous nous trouvons en son centre.  / Capture d’écran Youtube : « SDSS releases largest 3D map of the universe ever created » (Perimeter Institute for Theoretical Physics)  

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Posté le par Chaymaa Deb


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