L’article présente la théorie C-K de la conception (C pour concept, K pour knowledge).
Une entreprise compétitive ne se contente plus d’améliorer ses produits mais modifie régulièrement leur définition. Ces changements d’identité de l’objet – que chacun a pu constater sur les « téléphones mobiles » devenus des « smartphones » – sont un mouvement de fond qui touche tous les produits (ou services ou business models ou technologies). Ce nouveau régime de conception mobilise des méthodes nouvelles, différentes de celles des bureaux d’étude du XXe siècle.
Dans les années 1990, lorsque ce régime commence à émerger, il renvoie les praticiens et les chercheurs à une énigme : comment rendre compte de ce paradoxe qui veut que l’innovation puisse produire quelque chose dont l’identité est différente de ce qui existait auparavant, tout en étant faite de briques qui existaient déjà ? Résoudre cette énigme – avec les atouts d’une bonne théorie : rigueur, contrôle du raisonnement, explication des faits, mise en lumière de phénomènes inédits – offre une meilleure compréhension des phénomènes fondamentaux que l’on regroupe sous les termes de « créativité » ou « d’invention ». C’est une aide précieuse aux ingénieurs, concepteurs, designers, confrontés collectivement à la mise en place de processus de « conception innovante » efficaces et rigoureux.
La théorie C-K consiste à articuler théorie de la connaissance et théorie de la créativité, auparavant trop rigoureusement séparées. Elle part du constat que les objets tels que le « brief » des designers, le pari technologique, la vision de l’architecte, sont en fait des propositions d'un même type – parfaitement rationnelles et rigoureuses – qu’elle caractérise comme « concept » (C). Un concept est une proposition qui n’a pas de statut logique. C’est ce qui le distingue de la connaissance (K, pour knowledge). Étant donné une logique, un concept est une proposition ni vraie ni fausse par rapport à cette logique. La proposition est indécidable. La théorie C-K distingue donc deux espaces, l’un où les propositions ont un statut logique (l’espace K) et l’autre où les propositions sont indécidables (l’espace C). Une conséquence directe de ces définitions est que ces espaces ont des structures très différentes, mais interagissent selon des mécanismes invariants et « expanseurs » : ils produisent simultanément de nouveaux objets et de nouvelles connaissances. Dans la théorie C-K, le monde de l’idéation créative, des chimères, des « inconnus désirables » (l’espace des concepts C) dialogue systématiquement avec le monde du savoir, des modélisations du connu, des lois et des croyances (espace K). La théorie montre que la conception innovante ne se réduit ni à un simple exercice de créativité ni à un accroissement de connaissances sur l’existant. Elle modélise le processus de double expansion de l’inconnu et du connu, l’un stimulant l’autre. Le savoir stimule la création et la création stimule le savoir.
La théorie C-K a de nombreuses conséquences théoriques. Elle a aussi des implications opérationnelles majeures. Elle provoque un changement de paradigme pour les ingénieurs, les scientifiques et les managers : le passage de la décision et de l’optimisation à la conception. La question n’est plus seulement de « bien » modéliser l’existant et de « bien » décider (d’optimiser) entre des alternatives existantes, mais de générer de nouvelles et meilleures alternatives. La théorie rend compte de cette nouvelle rationalité conceptrice. Dans les entreprises, les nouvelles fonctions « Innovation » apparues ces dernières années sont en charge d’explorer et de structure l’inconnu avec rigueur et efficacité. La théorie sert de fondement théorique pour le développement d’un ensemble d’outils, de processus et d’organisation permettant la régénération des identités des techniques et des produits. L’article décrit notamment les modèles d’évaluation d’une tâche de conception innovante dérivés de la théorie C-K, les outils de types C-K référentiels, les méthodes de type KCP et C-K invent.