Prenons quelques secondes pour regarder le monde qui nous entoure. Un constat s’impose d’emblée : nous vivons dans un monde artificiel, c’est-à-dire un monde conçu par l’Homme, parce que ce dernier ne peut satisfaire l’ensemble de ses besoins en ayant une attitude passive ou de pur prédateur ou consommateur à l’égard de la Nature. L’artificialisation du monde n'est pas étrangère aux développements techniques qui ont scandé l’évolution de l’humanité au nom du progrès. Une philosophie du progrès qui a fait de la science et de ses applications le moteur de l'Histoire et d’où n’est pas absente une dimension quasi religieuse. On se souvient que Descartes considérait le progrès technique comme le vecteur de la conception d’un nouveau « jardin d’Eden ».
Si, dès le XVIIIe siècle, Diderot se pose la question des limites d’un progrès au-delà duquel nous avons autant à perdre qu’à gagner, c’est cependant au milieu du XXe siècle que s’affirme, dans les milieux intellectuels, la rupture avec l’idée de progrès ; rupture qui n’est pas étrangère au fait que ces derniers ont vécu la Seconde Guerre mondiale et un moment inédit de l’Histoire : l’usage de la bombe atomique.
En effet, nombre d’intellectuels s'accordent sur la difficulté croissante à contrôler le phénomène technique. C’est le cas d’Ernst Junger selon qui la technique est le fait de « Goliaths techniciens » qui, à l’instar du cyclope, n’ont qu’un œil, ce qui les rend incapables de penser les conséquences de leurs actes. Une vision que partage Jacques Ellul qui dénonce le processus d’auto-engendrement de la technique, chaque innovation en amenant une autre qui rend encore un peu plus irréversible le processus de technicisation de la société et fait, à le suivre, de la technique l’enjeu du siècle. Mais ce n’est pas tant l’innovation en tant que nouveauté qui dérange que les effets de cette dernière sur la société. L’artificialisation galopante n’a-t-elle pas en effet contribué à créer un monstre engendré par le sommeil de la raison (pour reprendre le titre de la gravure de Goya) ? Ne prend-elle pas à contrepied Aristote en révélant l’homme comme un animal déraisonnable ? Ne conduit-elle pas à un optimisme progressiste béat qui ne fait que nous rendre sans voix face aux grands défis contemporains ? Il semble que la réponse soit positive dès lors que l’on considère, par exemple, la situation d’urgence écologique dans laquelle nous nous situons aujourd’hui.
En effet, l’association du progrès scientifique et technique à l’idée d’un progrès moral et social a conduit à instaurer dès le XVIIe siècle un rapport désacralisé à la nature qui s’est matérialisé par son exploitation sans limite, cette dernière étant implicitement considérée comme une ressource inépuisable et inaltérable. Or, et comme l’a souligné la publication du rapport Meadows (1972), la non-prise en compte des limites physiques de notre planète et des externalités négatives est à l’origine de la crise environnementale que nous traversons aujourd’hui ; la surexploitation de la nature ayant entraîné de graves déséquilibres mettant en danger non seulement les écosystèmes terrestres, mais également la survie des hommes eux-mêmes (GIEC).
Ainsi, et par une ironie de l’Histoire, notre tentative désespérée de domination et d’affranchissement de la nature a conduit à ouvrir une nouvelle page, celle où nous devons nous protéger de nous-même, l’action de l’homme étant devenue la principale force de transformation sur Terre ; une « force géologique » capable de décider de l’avenir de la planète pour reprendre les termes de Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer. De menaçante, la nature est devenue menacée, et ce n’est désormais plus la nature qu’il faut dompter mais l’homme lui-même, ce dernier prenant aujourd’hui la figure de l’arroseur arrosé.
Au regard de ce qui précède, on conçoit aisément qu’ait pu non seulement s’éroder la conception nécessairement progressiste/méliorative de l’innovation, mais aussi germer chez nombre de nos contemporains un désenchantement vis-à-vis de l’innovation.
Faut-il pour autant renoncer à innover ? la réponse est résolument non ! Nous ne résoudrons pas les grands défis contemporains sans innover. La crise de la Covid-19 débutée en 2020 est en la matière emblématique. Elle fut le théâtre de nombre d’innovations (technologiques mais aussi sociales, organisationnelles, de procédés) dans des domaines aussi variés que la détection et le traitement du virus, les dispositifs médicaux, l’éducation, la solidarité envers les personnes les plus fragiles, etc. C’est aussi la thèse que défendent Olivier Blanchard et Jean Tirole dans leur rapport Les grands défis économiques (2021). Ces derniers, conscients de l’ambivalence des effets du progrès technique sur la société, affirment que si les innovations technologiques sont effectivement à l’origine des trois défis majeurs auxquels la France est aujourd’hui confrontée (à savoir le climat, les inégalités et la démographie), elles sont aussi appelées à faire partie des solutions qui permettront de résoudre lesdits défis.
Toutefois, affirmer que l’innovation permet de répondre aux grands défis contemporains ne signifie pas qu’il n’y a pas de limites à l’innovation. Il s’agit de réveiller notre raison pour penser une société dans laquelle l’innovation ne peut être envisagée comme productrice de gadgets (à peine créés, déjà périmés) et liée à une société de consommation débridée et déraisonnable. C’est précisément l’enjeu de l’approche « Penser le Sens de l’Innovation » (P.S.I.) qui réhabilite la question éminemment politique du sens de l’innovation.