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Interview

Que nous raconte la bioacoustique du langage des cétacés ?

Posté le par Séverine Fontaine dans Environnement

La bioacoustique est l’étude des émissions sonores des animaux. Les connaissances sont élevées pour les espèces terrestres, mais beaucoup de choses sont à découvrir pour les espèces marines, notamment les cétacés.

Moby Dick, Flipper, Willie… De la littérature au cinéma, les cétacés sont au cœur de l’action. Certains se font traquer, d’autres communiquent et collaborent avec l’être humain. Qu’en est-il de leur capacité à communiquer ? Qu’est-ce que l’homme comprend du langage des mammifères marins ? Qu’est-ce que ce langage peut apporter à la compréhension de l’océan ? Pour y répondre, nous avons échangé avec Olivier Adam, professeur à Sorbonne Université ; il travaille avec l’équipe d’Isabelle Charlier sur la bioacoustique. Cette discipline consiste à étudier les sons émis par des animaux, avec l’objectif de les détecter, les localiser, décrire leurs comportements et leurs interactions.

Techniques de l’Ingénieur : Qu’est-ce que le langage des mammifères marins ?

Olivier Adam : Toutes les espèces de cétacés sont vocalement actives. Elles émettent des sons au cours de leurs activités vitales (se reproduire, manger, se déplacer, se protéger) et pendant leurs interactions sociales. Certaines espèces, comme la baleine à bosse par exemple, chantent, c’est-à-dire qu’elles organisent leurs vocalisations dans le temps et les répètent plusieurs fois. Les scientifiques ont montré que certains sons sont liés à des comportements (comme des cris aigus pour débuter une chasse chez les orques) et des échanges sociaux (comme les sifflements signés chez les grands dauphins).

Que connaît-on du langage des cétacés ?

Quels que soient les animaux, nous cherchons à décrypter dans le langage des sons qui correspondent à des actes. Sur les cétacés, nous sommes un peu en retard par rapport à d’autres espèces animales – aériennes et terrestres – car c’est plus compliqué de les observer. En effet, ils sont sous l’eau, pas forcément visibles, ils se déplacent, et pour pouvoir associer des sons à des comportements, ce n’est pas facile. Cependant, il y a certains cétacés que l’on connaît mieux, car nous avons pu les étudier dans un environnement artificiel tel que les bassins. Mais dans leur environnement naturel, c’est beaucoup plus compliqué. Les premiers résultats datent des années 70 et concernaient les dauphins.

Mais il faut savoir qu’il existe 89 espèces de cétacés : certaines n’ont jamais été vues, d’autres uniquement lorsque des individus s’échouent. Les orques et les dauphins sont bien connus. Par exemple, nous savons que les dauphins ont des signatures individuelles, des clics de géolocalisation, une structure sociale et que cette dernière est basée sur le principe de la fission-fusion, c’est-à-dire qu’ils sont capables de s’unir avec d’autres groupes, le temps de quelques heures, pour une activité précise avant de se séparer. Pour les orques, on sait que la mère va garder tous ses petits jusqu’à la fin de sa vie. Il y a donc une relation importante entre les frères et les sœurs. Et si jamais la mère venait à mourir, autant les femelles arrivent à se débrouiller, autant les mâles sont en situation de risque énorme et peuvent mourir dans l’année qui suit le décès de leur mère. Chez les cachalots, c’est encore différent. Les femelles, entre 10 et 12 adultes, restent ensemble toute leur vie. Elles mettent bas et élèvent leurs petits jusqu’à 8 à 10 ans. Comme montré par Hal Whitehead, ces femelles ont un système collaboratif : lorsqu’elles doivent se nourrir en profondeur, une ou deux femelles restent en surface pour surveiller les petits.

François Sarano et moi travaillons sur les séquences de clic spécifique et voir s’il existe certains codas – une séquence temporelle de clics successifs, dont les écarts de temps entre deux successifs peuvent être plus ou moins longs – qui seraient associés à des comportements spécifiques. Nous savons aujourd’hui quel type de son annonce l’appel à contact ou le contact. Nous essayons de voir si ces types de sons sont liés à des comportements.

Que cherche-t-on à comprendre dans leur comportement ?

Nous n’avons jamais autant connu les cétacés qu’en ce moment. Nous avons décrit les sociétés, leurs structures sociales, et à présent, nous voulons savoir quelles sont les interactions les unes avec les autres, inter et intra-espèces.

Lorsque j’ai commencé à travailler sur les cachalots dans les années 2000, nous voulions simplement reconstituer leurs plongées et les chasses qu’ils menaient à plus de 500 mètres, voire 1 kilomètre de profondeur. Avec la détection des clics qu’ils émettaient, on reconstituait l’ensemble de leurs trajectoires dans les abysses, en indiquant quand ils mangeaient leur proie, la durée de leur plongée, et le temps passé en surface pour s’hyperventiler avant de recommencer une nouvelle descente vers les grandes profondeurs.

Quelles sont les techniques utilisées ?

Pour le son, on utilise des hydrophones, c’est-à-dire des micros étanches que l’on descend d’un bateau ou que l’on fixe pendant 2 à 3 mois en mer. On récupère les données et on les analyse au laboratoire. On fait des spectrogrammes pour voir l’évolution des fréquences dans le temps. On est ainsi capable de classer telle ou telle vocalise. On regarde quelles sont les séquences de vocalises pour voir s’il y a une correspondance avec son activité vitale (déplacement, alimentation, repos).

Charlotte Curé fait par exemple du play-back sur des cachalots et des baleines à bosse. Elle met un haut-parleur dans l’eau pour diffuser un son et observe la réaction des cachalots. Et pour pouvoir les observer réagir, elle pose à l’avance des modules électroniques, appelés tags, sur les baleines qui intègrent des accéléromètres et gyroscopes. Cela permet de reconstituer leurs déplacements et leurs mouvements, et de pouvoir observer s’il y a eu ou pas des réactions aux sons qui ont été diffusés via le haut-parleur.

Utilisez-vous de l’intelligence artificielle pour analyser les données ?

Dans le monde de la recherche, il se passe deux choses. D’un côté, nous avons de plus en plus de données, car nous utilisons de plus en plus de capteurs, mais cela prend beaucoup de temps à analyser. De l’autre, le développement des méthodes de machine learning qui évolue rapidement. Lorsque c’est totalement maîtrisé, comme pour l’analyse automatique de la syntaxe des messages postés sur les réseaux sociaux ou le traitement automatique des images, cela peut avoir du sens. Ces domaines ont déjà plus de 15 années de recul. Pour l’analyse des sons contenus dans les paysages sonores ou ceux émis par les mammifères marins, nous n’en sommes pas encore là. Car ce genre d’algorithme nécessite une phase d’apprentissage qui nécessite elle-même des données annotées et labellisées par un humain. Et, en bioacoustique, nous n’en sommes qu’au début.

Et depuis 3 ans, nous y travaillons avec l’École Nationale Supérieure des Techniques Avancées (ENSTA) Bretagne. Nous sommes arrivés à une analyse semi-automatique. C’est-à-dire qu’un utilisateur doit réaliser la première étape manuellement, qui consiste à entourer les vocalisations. Et ensuite, un algorithme, basé sur plusieurs indicateurs mathématiques, va être appliqué pour classer ces événements acoustiques. Ce travail s’avère compliqué, car les enregistrements sont très différents les uns des autres : certains sont bons, car les cétacés étaient proches des hydrophones, d’autres sont plus compliqués à analyser, car ils présentent un niveau de bruit environnant trop important.

Existe-t-il une différence de voix entre les espèces ?

Toutes les espèces ont des répertoires différents. Les baleines bleues vont émettre des sons très basse fréquence, entre 20 et 30 Hertz (Hz), les baleines à bosse entre 50 Hz à 3 kHz, et les marsouins au-delà de 10 kHz jusqu’à 100 kHz. Nous sommes capables, à partir des sons détectés, d’identifier l’espèce qui les a émis. Cependant, nous ne sommes pas encore capables d’identifier l’individu, sauf pour très peu d’espèces, comme le dauphin ou l’orque. Ceci étant dit, on peut distinguer des groupes, car certaines unités sociales partagent des sons. Cela a été montré, notamment par le Canadien Lance Barrett-Lennard, chez les orques. Il est ainsi possible de reconnaître un pod, c’est-à-dire une famille d’une mère matriarche avec ses petits, à partir des sons émis dans ce groupe.

Y a-t-il eu des changements de comportement dans le temps ?

Les activités humaines perturbent l’environnement. L’idée est de décrire les caractéristiques de ces activités anthropiques et de donner leurs effets sur la biodiversité. Cela a été fait pour les cétacés depuis la fin des années 90. Et il est ainsi possible de classer les activités humaines des moins au plus impactantes. Cela va donc d’un dérangement, type changement de comportements, à être une cause d’échouage.

Les émissions sonores des activités humaines peuvent impacter les cétacés. Par exemple, il a été observé que des baleines à bosse changeaient de trajectoire à l’approche d’un bateau de prospection pétrolière, probablement gênées par les bruits très forts générés lorsque ces bateaux sont en activité. On peut aussi citer les effets de sonars militaires sur des cachalots qui arrêtent leur plongée et remontent à la surface. Certains sonars sont même à l’origine d’échouages de baleines à bec, ce qui a motivé la mise en place de protocole d’utilisation pour éviter ces morts. Pour le trafic maritime, c’est pareil. Les supertankers génèrent des bruits importants. Il a été noté que cela stressait les baleines franches par exemple. En plus, il faut ajouter à cela des collisions possibles, lorsqu’un bateau rentre dans une baleine et la blesse, voire la tue.

Au-delà des effets des sons, il y a d’autres risques issus des activités humaines et encourus par les cétacés. Par exemple, la pêche industrielle est vraiment un réel problème. Les écosystèmes sont dévastés, et donc les proies se raréfient. De plus, les cétacés peuvent se faire attraper dans les filets (on recense 10 000 captures par an au large de la côte atlantique française). On peut également citer la pollution plastique. Lors d’autopsies de cétacés dernièrement échoués, on a retrouvé dans leur système digestif des quantités incroyables de sacs plastiques et autres déchets humains.

Ont-ils une capacité d’adaptation ?

Du côté de la Corse, des chercheurs ont réalisé une étude sur la présence de grands dauphins sur les côtes. En période touristique, les dauphins ne s’approchent pas des côtes alors qu’ils s’en approchent en hiver. Ils font le lien entre changement d’habitat et activité humaine.

Par exemple, il y a 500 grands dauphins entre le Mont-Saint-Michel et les îles anglaises, alors qu’il y a de nombreuses activités impactantes. Il faut croire que ces dauphins ont adapté leurs activités vitales à ce contexte anthropique, même si cela augmente le niveau de danger et doit jouer sur leur stress.

Et par rapport au changement climatique ?

En 2009, le chercheur américain Mark P. Simmonds a dit que les baleines à bosse pourraient être un indicateur intéressant pour caractériser le réchauffement climatique de la planète. En effet, elles pourraient passer plus de temps dans les zones d’alimentation (eaux froides) à cause d’une diminution de krill du fait de l’acidification des océans. Et cela pourrait se mesurer concrètement en notant les dates d’arrivée de ces baleines sur les zones de reproduction nettement plus observées. Notre équipe l’a fait à Madagascar ; tous les ans, depuis 2007, on regarde les jours d’arrivée des premières baleines sur le littoral malgache. Mais à ce jour, nous ne pouvons pas dire qu’il y a eu un grand changement ou un retard particulier dans le début des saisons de reproduction. Il semble qu’elles arrivent toujours à peu près à la même période.

Par contre, il y a de grandes variations de fréquentation d’une année à l’autre. Par exemple, cette année en 2021, il y a eu très peu de baleines observées dans le nord de Madagascar et autour de l’île de la Réunion. Certains parlent du phénomène El Niño, mais il faut rester prudent avant de tirer des conclusions définitives. On le saura peut-être dans 10 ans, quand on aura assez de recul pour mieux comprendre ces variations.

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