Alors que le 55e salon du Bourget vient de fermer ses portes, retour sur le long chemin du secteur aérien vers la neutralité carbone, dont la trajectoire se précise.
Alors que le secteur aérien est souvent pointé du doigt pour son impact environnemental, la filière française ne ménage pas ses efforts pour répondre à l’objectif de baisse des émissions du secteur aérien. Le GIFAS, Groupement des Industries Françaises Aéronautique et Spatiales, joue un rôle central dans cette transformation de fond.
Baptiste Voillequin, directeur des affaires R&D, espace et environnement du GIFAS, détaille dans cet entretien accordé à Techniques de l’Ingénieur, les leviers technologiques, énergétiques et industriels activés pour limiter les émissions du secteur aérien, les défis liés aux carburants durables, ainsi que les perspectives autour de l’avion du futur. Une trajectoire de décarbonation qui ne se limite pas aux émissions de CO₂, et qui annonce une véritable révolution industrielle pour le secteur.
Techniques de l’Ingénieur : Où en est aujourd’hui le secteur aéronautique français dans sa trajectoire de décarbonation à horizon 2050 ?
Baptiste Voillequin : La filière française a été pionnière sur le sujet. Deux éléments structurants encadrent la démarche du secteur aérien. D’un côté, l’objectif global adopté dans le cadre de l’OACI avec le Long Term Aspirational Goal signé par plus de 190 pays vers une neutralité carbone en 2050 et de l’autre, l’article 301 issu de la loi Climat et Résilience, pour lequel l’aéronautique a été la première filière industrielle à rendre sa copie et établir une feuille de route de baisse des émissions du secteur.
Cette feuille de route a été bâtie de manière concertée avec l’ensemble des acteurs : les fédérations aériennes (FNAM, UAF), les énergéticiens via L’UFIP EM, et bien sûr le GIFAS. Le CORAC (Conseil pour la Recherche Aéronautique Civile) a joué un rôle central dans la coordination de ces travaux, fort de l’expérience acquise depuis le Grenelle de l’environnement en 2008. Depuis le plan de relance puis avec France 2030, la dynamique d’innovation vers la décarbonation s’est encore renforcée. L’objectif de décarbonation du transport aérien fait consensus aujourd’hui parmi tous les acteurs de la filière.
Quels sont les leviers techniques et industriels mobilisés pour atteindre cette neutralité carbone ?
Quatre grands leviers ont été identifiés, et ils font d’ailleurs l’objet d’un consensus au niveau international. Le premier concerne le renouvellement des flottes d’avions. Ce levier, souvent perçu comme évident, est en réalité fondamental : chaque nouvelle génération d’appareils permet de réduire les émissions de CO₂ d’environ 15 % par rapport à la précédente. L’exemple du passage de l’A320 à l’A320neo, équipé du moteur Leap, illustre parfaitement cet apport. Ce n’est pas qu’un simple effet d’obsolescence : les compagnies aériennes, comme Air France, investissent volontairement et massivement pour accélérer ces renouvellements, avec des plans à plusieurs centaines de millions, voire milliards d’euros.

Le deuxième levier réside dans l’optimisation des opérations, au sol comme en vol. On estime que ce volet peut contribuer à hauteur de 10 % à la réduction des émissions de CO₂. Il s’agit par exemple de modifier les pratiques de roulage dans les aéroports ou d’optimiser les trajectoires de vol grâce à la gestion du trafic aérien, en particulier via des systèmes de calcul d’optimum global en 4D. Cependant, ce levier est étroitement lié à la sécurité, qui reste prioritaire. Il est hors de question de compromettre la sécurité des vols pour gagner quelques grammes de CO₂. C’est pourquoi il faut construire une capacité de décision technologique, réglementaire et opérationnelle suffisamment robuste pour permettre ces optimisations, qui sont importantes, mais qui doivent être mises en œuvre en toute sûreté.
Le troisième levier est celui des nouvelles énergies. On parle ici principalement des carburants d’aviation durables, qu’ils soient issus de la biomasse (huiles usagées notamment) ou qu’il s’agisse de carburants de synthèse produits à partir d’hydrogène vert et de CO₂ capté dans l’air ou directement sur certains sites émetteurs. On étudie également l’hydrogène embarqué, en tant que vecteur énergétique, dans des avions redessinés pour en permettre le stockage. Les verrous technologiques pour l’utilisation de l’hydrogène liquide comme vecteur d’énergie embarqué dans un avion commercial sont encore nombreux, mais le jeu en vaut la chandelle car ce développement permettrait des opérations n’émettant strictement pas de CO₂. À l’inverse, la batterie, malgré des efforts sur l’électrification des systèmes secondaires, ne peut pas être envisagée pour la propulsion d’avions commerciaux au-delà de quelques passagers, à cause de sa densité énergétique insuffisante.
Enfin, le quatrième levier est technologique. Il touche à la conception même des futurs aéronefs, autour de trois grands axes : la configuration, l’allègement et la motorisation. Sur la configuration, on travaille par exemple sur des ailes à fort allongement, le repositionnement des moteurs et d’autres aspects du design des avions. L’allègement repose sur l’introduction de nouveaux matériaux, mais aussi sur l’intégration fonctionnelle, pour éviter la multiplication des réseaux et des systèmes. Côté motorisation, les choix à venir se situent entre la technologie open-rotor, qui supprime le carénage, et des moteurs toujours carénés mais à très fort taux de dilution, éventuellement hybridés. Ce sont des choix structurants, car ils conditionneront le niveau de performance environnementale de la prochaine génération d’avions commerciaux.
Revenons sur les carburants d’aviation durables. Ils semblent aujourd’hui constituer le levier le plus important de décarbonation du secteur, non ?
Les carburants d’aviation durables – ou SAF, pour Sustainable Aviation Fuels – constituent un levier fondamental de la décarbonation du secteur. Ils permettent de réduire considérablement les émissions de CO₂ sur l’ensemble du cycle de vie des appareils, et pour la catégorie des carburants d’aviation durables dits « drop in », sans nécessiter de changement radical dans la conception des avions ou des moteurs actuels. Il en existe deux grandes familles : les biocarburants (bioSAF) et les carburants de synthèse (e-SAF). Sachant qu’un certain nombre de voies et d’options sont possibles.
Les biocarburants les plus matures aujourd’hui sont principalement produits à partir d’huiles usagées, l’utilisation de matières premières entrant en conflit d’usage avec l’alimentation étant évidemment exclue.
Il existe cependant un point de vigilance lié à la concurrence intersectorielle : si l’automobile, par exemple, devait ralentir sa transition vers l’électrification en Europe et revenir en partie vers les biocarburants, elle capterait une grande partie des biocarburants disponibles, et des matières premières correspondantes. Or, dans ce scénario, le transport aérien, en tant que petit acteur en volume, risquerait d’être évincé du marché des ressources. C’est un facteur sur lequel nous restons vigilants pour bien identifier les usages les plus pertinents.
Les carburants de synthèse, eux, sont très prometteurs à long terme. Ils sont produits à partir de deux éléments clés : l’hydrogène, qui, dans une logique décarbonée, doit impérativement être « vert », c’est-à-dire issu d’électricité bas carbone, et du dioxyde de carbone capté, directement dans l’air ou sur des unités émettrices. Ce type de carburant permettrait une production plus massive, mais cela suppose de développer très rapidement et à grande échelle les capacités de production d’hydrogène bas carbone, ainsi que les technologies de captage de CO₂, et de synthèse des carburants associées.
Les obligations d’incorporation induites par la réglementation Refuel UE vont-elles faire évoluer les choses ?
Aujourd’hui, la réglementation européenne via le paquet législatif Refuel EU Aviation fixe des mandats d’incorporation progressifs de SAF, avec des seuils d’obligation dès 2025 puis à 2030, 2035 et 2040. Toutefois, il faut distinguer deux choses : les mandats d’incorporation réglementaires, qui s’appliquent au marché dans son ensemble, et la compatibilité réelle des avions. À ce jour, les avions sont déjà certifiés pour voler avec des mélanges allant jusqu’à 50 % de SAF.
Sur tous les segments (aviation commerciale, aviation d’affaire, aviation générale, hélicoptères…), la prochaine génération d’aéronefs, en cours de conception, sera conçue pour être 100 % compatible. Mais au-delà de cette capacité maximale, c’est surtout la variabilité des mélanges qui doit être prise en compte dans la conception : un avion pourra un jour faire le plein sur un point du globe avec du kérosène classique, puis le lendemain, à Paris ou à Francfort par exemple, le refaire avec un carburant contenant 30 %, 40 % ou 50 % de SAF. La conception des moteurs et des réservoirs doit donc être pensée pour tolérer cette variabilité chimique, notamment en termes de comportement des matériaux face à des carburants plus ou moins riches en composés aromatiques.
Sur le plan technique, le principal facteur limitant n’est pas la capacité des moteurs à encaisser les SAF, mais la certification et la stabilité chimique des mélanges. Par exemple, les élastomères, qui composent les joints des systèmes de carburant, peuvent réagir différemment selon la teneur en aromatiques du carburant, ce qui peut engendrer des évolutions des propriétés, notamment de gonflement ou des phénomènes de vieillissement accéléré. Ces aspects sont bien identifiés et maîtrisables, mais ils doivent faire l’objet de validations rigoureuses dans le processus de qualification et de certification.
Enfin, la question de la montée en puissance industrielle reste critique. Nous observons que les objectifs de production à horizon 2030 sont, au regard du volume absolu demandé, globalement atteignables. En revanche, les étapes suivantes paraissent moins évidentes tant les volumes correspondants demandent un changement d’échelle dans les capacités. Les investissements nécessaires à ses capacités permettant une production à une échelle beaucoup plus massive ne sont pas encore au rendez-vous. Il faut donc mobiliser dès maintenant les moyens industriels et financiers pour éviter un effet de « mur d’investissement » et saisir l’opportunité de développer une filière de production française et européenne de carburants d’aviation durables. Pour soutenir cette dynamique, la filière aéronautique via le GIFAS s’est associée à la création d’un groupe de travail dédié aux SAF au sein du contrat stratégique de filière « Nouveaux systèmes énergétiques ». Cela nous permet de travailler avec l’ensemble des acteurs concernés, constructeurs, compagnies aériennes, et énergéticiens autour d’un objectif commun, et de veiller à ce que les investissements suivent une trajectoire compatible avec les ambitions réglementaires européennes.
Sur le fameux avion hydrogène, où en est-on concrètement ?
On sait que techniquement un avion est capable de voler à l’hydrogène liquide, avec deux voies technologiques : la combustion directe de l’hydrogène en tant que combustible, ou la génération de puissance électrique grâce à l’utilisation de piles à combustible. Mais les verrous restent nombreux : contraintes de la température cryogénique, propriétés réductrices de l’hydrogène, cyclage thermique, pilotage de vannes haute performance… Tout cela pose des défis inédits en termes de mécanique, de matériaux, et bien sûr de sécurité. À cela s’ajoute l’enjeu logistique : il faut que les aéroports soient prêts à fournir l’hydrogène nécessaire, sinon l’avion ne pourra pas se ravitailler. Il faut donc une coordination étroite entre la construction aéronautique et les acteurs des infrastructures de production et de distribution d’hydrogène. On table donc sur une mise en service post-2035, voire plutôt autour de 2040.
L’augmentation du trafic est-elle prise en compte dans la trajectoire de décarbonation du secteur aérien ?
Oui, totalement. La feuille de route, exercice réalisé dans le cadre français, prévoit deux scénarios : un pour les vols domestiques et un autre pour les vols internationaux au départ de la France. Dans les deux cas, la courbe de référence intègre une croissance du trafic, notamment dans les zones en développement, comme l’Asie, l’Afrique, et l’Amérique du Sud. Cela rend d’autant plus impératif le recours à tous les leviers technologiques que je viens d’évoquer, pour être en mesure d’atteindre les objectifs.
Qu’en est-il des effets non-CO₂ comme les traînées de condensation ou les oxydes d’azote ?
Il faut également ajouter, à ses deux facteurs, celui des suies. Ces effets, dits non-CO₂, sont pris au sérieux. La DGAC finance depuis 2021 la chaire Climaviation, indépendante de l’industrie, qui étudie scientifiquement ces impacts. Le travail de cette chaire alimente la communauté industrielle par une base scientifique au meilleur niveau international et complète notre approche, qui ne se limite donc pas au seul CO₂.
Quel est l’objectif à court terme en matière technologique ?
Nous préparons un avion « ultra-frugal » pour succéder à l’A320. Chaque génération réduit les émissions d’environ 15 %, nous visons désormais 30 % pour l’avion de prochaine génération. Il s’agit donc dans un sens de sauter une génération. Pour cela, nous avons un rétroplanning technologique jusqu’en 2027, incluant toutes les briques nécessaires : électrification des systèmes secondaires, nouveaux matériaux, motorisations avancées, entre autres. Mais ce n’est pas suffisant de les développer : toute la filière, que ce soient les donneurs d’ordre, les fournisseurs équipementiers, les ETI et les PME, doit être capable de les produire à l’échelle industrielle.
Quel rôle joue concrètement le GIFAS dans cette transformation ?
Nous sommes au cœur de l’écosystème industriel : comme nous l’avons vu, il faut être en mesure d’activer tous les leviers identifiés. Le CORAC est un outil exceptionnel pour les volets technologiques. En plus du CORAC, nous participons activement à des initiatives connexes, comme par exemple le contrat stratégique de filière « nouveaux systèmes énergétiques », qui regroupe compagnies aériennes, énergéticiens et industriels autour des SAF. Nous alertons aussi sur les besoins d’investissement pour augmenter les capacités de production de carburants durables à partir de 2030. Aujourd’hui, les objectifs à court terme sont tenables, mais la montée en puissance post-2030 exigera des efforts majeurs.
Peut-on réellement parler de « révolution » du transport aérien ?
Oui, c’est même la « quatrième révolution », selon Guillaume Faury, président du GIFAS et PDG d’Airbus : après le fait même de voler, puis celle de voler en sécurité, puis celle de rendre le vol accessible au plus grand nombre, il faut désormais voler de manière décarbonée… sans renier les trois précédentes avancées. C’est là que réside l’aspect révolutionnaire. On pourrait caricaturer et dire qu’il suffit de voler à l’hydrogène ou aux SAF à tout prix pour décarboner, mais si cela coûte dix fois plus cher et que la sécurité n’est pas garantie au même niveau qu’aujourd’hui pour des usages quotidiens ou que seuls des petits appareils peuvent en bénéficier, on ne répond pas à l’enjeu du transport aérien mondial.Mais cet enjeu est aussi une formidable opportunité, pour la filière aéronautique française que de mener cette révolution du transport aérien décarboné.
Propos recueillis par Pierre Thouverez









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