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Interview

Connaissez-vous le bloom des montagnes ?

Posté le par Séverine Fontaine dans Chimie et Biotech

Il est un phénomène encore peu connu de la science : le “bloom” des montagnes. A la fin du printemps, les microalgues prolifèrent et offrent à la neige une teinte ocre, orange ou rouge. Des chercheurs français ont créé un consortium pour étudier ce phénomène et l’impact du réchauffement climatique.

L’efflorescence algale – « bloom » en anglais – qui colore de rouge, vert ou brun la surface de l’eau est un phénomène répandu et bien connu de tous. Cette prolifération de microalgues marines se produit à un moment où certaines conditions environnementales et climatiques sont réunies. Eh bien, cet événement se produit également en montagne ! Un mécanisme bien moins connu. C’est à la fin du printemps qu’il se produit, à la fonte des neiges. Il est surnommé « sang des glaciers ». Pour mieux le comprendre, des chercheurs et chercheuses du CNRS, CEA, Météo-France, Inrae et l’Université de Grenoble Alpes ont créé le consortium Alpalga pour étudier ce monde menacé – comme la plupart des écosystèmes – par le réchauffement climatique. Leurs premiers résultats ont été publiés dans Frontiers in Plant Science, le 7 juin 2021.

La teinte rouge, appelée “sang des glaciers”, est provoquée par le bloom (forte multiplication) de microalgues présentes dans la neige. Crédit : Jean-Gabriel Valay / CNRS

Pour appréhender ce que sont ces microalgues de la montagne, leur rôle et l’impact du réchauffement climatique, nous avons échangé avec Éric Maréchal, coordinateur du projet Alpalga au Laboratoire de Physiologie Cellulaire et Végétale (LPCV).

Techniques de l’Ingénieur : Quel est l’objectif du consortium Alpalga ?

copyright : Éric Maréchal

Éric Maréchal : Notre objectif est d’étudier dans le milieu de la montagne, notamment dans les Alpes françaises, la biodiversité des microalgues dans leur écosystème, avec un focus particulier sur celles qui se développent dans l’épaisseur du manteau neigeux. Nous avons débuté nos travaux en 2016.

Que vont apporter vos travaux à la connaissance de ces écosystèmes ?

Ce qui a été fait jusqu’à présent sont des études fragmentaires qui se focalisent, par exemple, sur les neiges rouges sans avoir une approche systémique. C’est-à-dire étudier ces microalgues dans le système montagne en entier, et les environnements connexes, en présence ou absence de neige. C’est justement cette approche que nous apportons. Ce qui a déjà été réalisé s’est focalisé uniquement sur la neige, or, celle-ci finit par fondre. Nous avons besoin d’une vision globale qui intègre toute la biogéographie. Et justement parce que la neige fond, c’est un milieu fragile. Il est important de comprendre les interactions de la neige sur les microalgues et inversement.

Pouvez-vous nous expliquer ce que sont ces microalgues des neiges ? Sont-elles similaires à celles des océans ?

Elles sont différentes, ce ne sont pas les mêmes espèces. Dans les océans, elles vivent dans une eau salée, avec parfois une adaptation à la glace, avec des espèces qui se développent sous les icebergs. En montagne, c’est de l’eau douce. Les algues des neiges se développent plus précisément dans le manteau neigeux et dans les glaciers. Leur rôle biologique est identique : ce sont des organismes synthétiques capables de capturer le CO2 de l’atmosphère et de le convertir en matière. Ils prennent un gaz et le transforment en sucre. Ce mécanisme est le point d’entrée du vivant : il n’y a pas de vie sur Terre sans cela.

Quelle est la difficulté dans l’étude de ces algues ?

Certaines algues des neiges – notamment celles responsables de la couleur rouge – sont difficiles, voire impossible à cultiver en laboratoire. Nous savons qu’elles se développent dans la neige et lorsque celle-ci fond, elles transitent dans le sol. Et c’est lorsqu’elles sont dans le sol que nous ne savons pas quel est leur cycle de vie. Nous n’avons pas encore réussi à faire pousser certaines d’entre elles, en particulier l’espèce qui domine les autres, et donc à les étudier dans leur forme vivante. Pour les autres non majoritaires en montagne, celles qui cumulent des caroténoïdes, nous savons les cultiver en laboratoire. Ces caroténoïdes sont des molécules intéressantes pour le secteur de la santé et la cosmétique car elles sont antioxydantes. Ces algues peuvent devenir d’intérêt pour d’autres secteurs.

Qu’avez-vous découvert pour le moment ?

Nous savons que ces microalgues sont comme le pollen : elles peuvent être propagées par l’air pour trouver un environnement où s’installer. On ne savait pas si ces algues étaient spécifiques de la neige, nous ne connaissions pas leur cartographie. Pour comprendre leur répartition, nous sommes partis de postulats naïfs : soit elles sont partout, soit leur distribution est stochastique, un peu au hasard, soit elles respectent des patterns. Derrière cela se cache la question de la résilience : est-ce que vivre dans la neige est une situation inhabituelle ou stressante, ou est-ce un milieu qu’elles aiment ? Ce que nous avons découvert, c’est qu’il y a effectivement des patterns. Il existe des algues qui ont une forte résilience de 1 000 à 3 000 m d’altitude. L’algue qui provoque la couleur rouge, on la retrouve uniquement en haute altitude, au-dessus de 2 000 m. Ce qui signifie que leur présence à cette altitude n’est pas un hasard : c’est leur environnement préféré.

Quelles sont les techniques utilisées pour réaliser cette cartographie ?

Crédit : Jean-Gabriel Valay / CNRS

Nous sommes allés en montagne, sur 5 sites différents des Alpes, entre 1 000 et 3 000 mètres d’altitude. Ce travail colossal a été réalisé par un groupe de chercheurs au sein du consortium ORCHAMP. Nous avons creusé des trous dans le sol, tous les 200 mètres, et utilisé des méthodes d’étude de l’ADN proches de celles utilisées par la police criminelle. Nous avons cherché l’ADN des cellules mortes. Nous avions la mémoire du sol des quelques mois précédents pour déterminer si une algue était passée par là. Et nous avons découvert qu’effectivement, on retrouve des algues de basses et hautes altitudes.

Vous creusez profond et sur plusieurs niveaux, pourquoi ?

Crédit : Jean-Gabriel Valay / CNRS

Car les algues peuvent se développer à la lumière et certaines peuvent se développer sans, comme des organismes hétérotrophes qui mangent la matière organique. Pour ne pas manquer ces informations sur les populations de microalgues, nous avons cherché à deux niveaux. De plus, nous ne regardons pas uniquement les microalgues, ce qui nous permet de faire la cartographie de beaucoup d’organismes comme les racines des plantes, mais les résultats que nous avons publiés sont concentrés sur les algues. C’était un défi car ce groupe est moins bien connu et décrit que les autres. Nous avons dû développer des moyens pour identifier les signatures ADN de ces algues. Les plantes qui nous entourent, nous les connaissons très bien, donc c’était rapide à faire. En revanche, pour les micro-organismes, nous avons développé des marqueurs pendant près d’un an.

Que sont ces marqueurs ?

Nous utilisons une méthode dite de « DNA barcoding », une technique d’identification moléculaire. On utilise la PCR – réaction de polymérisation en chaîne –, une technique aujourd’hui très classique qui consiste à amplifier une région d’ADN spécifique à un organisme, ou partagé par un certain nombre d’organismes. Ces marqueurs spécifiques permettront de détecter et analyser finement l’ADN d’un groupe d’organismes et d’en déduire leur position précise dans la classification (idéalement jusqu’à être capable d’identifier l’espèce précise). Dans un échantillon, il y a de l’ADN de nombreuses espèces, et cette méthode nous permet de mieux rechercher nos aiguilles (les ADN d’algues) dans des bottes de foin (tous les ADN de toutes les espèces). Cela nous permet de sélectionner les marqueurs spécifiques des microalgues. Nous avons utilisé de l’ADN de microalgue marine qui venait de la station biologique de Roscoff pour valider notre méthode, puis nous sommes allés détecter les signatures des algues alpines dans nos échantillons collectés sur le terrain.

Crédit : Alpalga

Sait-on si ces algues sont montées en altitude avec le réchauffement climatique ?

C’est la première fois qu’une cartographie de ces algues est réalisée, donc nous ne le savons pas. Nous sommes donc le point de départ, c’est-à-dire que les prochaines recherches se baseront sur notre cartographie. Nous savons qu’il y a une corrélation très forte entre la neige et la présence de microalgues. Alors si la neige « monte », ces microalgues ne seront vraisemblablement pas adaptées pour vivre sans neige.

Ne peuvent-elles pas s’acclimater ?

Les micro-organismes se débrouillent bien pour exister car leur temps de génération est court, contrairement aux arbres par exemple. En fonction du temps générationnel, un changement d’écosystème va faire mourir les espèces au temps générationnel les plus longs, mais celles au temps rapide ont plus de chance de créer une génération adaptée. La surprise, c’est que, comme les algues des neiges ont l’air d’être vraiment sur la zone de neige, leur adaptation à la neige est un mécanisme profond et fort. Il est vraisemblable que ces organismes-là soient plus fragiles par rapport au changement climatique.

Existe-t-il d’autres moyens pour remonter la trace de ces microalgues ?

Nous pourrions trouver des trace grâce aux méthodes de recherche des organismes anciens. Mais également dans les sédiments. Il y a un certain nombre de projets où des carottes sont prélevées pour faire l’analyse de l’ADN, mais pour le moment, ce n’est pas en projet dans le consortium.

Quels sont les projets du consortium ?

Sur le volet biologique, nous voulons identifier les espèces qui se développent dans la neige. Nous avons déjà 15 espèces différentes collectées et qu’on cultive, dont des espèces nouvelles. Nous avons commencé à séquencer leurs génomes et à les étudier au laboratoire dans des conditions qui miment leur environnement naturel. Nous cherchons à comprendre comment elles peuvent s’adapter à cet environnement, et en particulier accumuler les caroténoïdes qui donnent la couleur à la neige. Car les algues sont intrinsèquement vertes, et c’est seulement lorsqu’elles font des blooms qu’elles accumulent des caroténoïdes, ces molécules qui les protègent du stress lumineux. Ensuite sur le projet écologique, avec le laboratoire d’écologie alpine, nous travaillons sur l’ADN environnemental. Nous allons continuer le travail visant à cartographier et identifier la structure des populations, notamment en nous concentrant sur quelques espèces représentatives pour comprendre s’il y a une variation génétique, des croisements, etc. Mais également voir la dynamique dans le temps pour relier le phénomène de bloom avec les facteurs de l’environnement qui provoquent des variations dans la quantité de biomasse de microalgues. Et enfin, les collègues du centre d’étude de la neige de Météo France, du CNRS et de l’institut de géosciences de l’environnement vont étudier comment les impuretés que représentent les microalgues affectent la fonte.

A quoi cela va-t-il vous servir ?

Il existe deux impuretés que l’on connaît très bien : le sable du Sahara et les poussières issues des activités industrielles. Dans les deux cas, on peut prévoir la survenue de ces événements, en anticipant par exemple les vents qui viennent du Sahara vers l’Europe, ou les alertes de pollutions atmosphériques. On peut les intégrer dans des modèles climatiques et prévoir l’évolution du manteau neigeux, prévoir les avalanches, etc. Les microalgues dans la neige ont les mêmes propriétés et effets que ces impuretés, mais aujourd’hui, on ne sait pas les prévoir. On connaît leur période de production – juin, juillet – mais elle est large. Nous cherchons le moment précis, qui dépend de facteurs environnementaux. Maintenant que nous avons notre cartographie, nous allons suivre les populations de microalgues et les faire corréler à des facteurs environnementaux et climatiques. Nous allons passer de l’observation à la prédiction. Et à terme, cela sera implémenté dans des modèles de prédiction du climat.

Photo de Une : Crédit : Jean-Gabriel Valay / CNRS

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