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Décryptage

« Il faut cesser d’ériger en nécessité l’objectif aveugle de garder notre rang »

Posté le par La rédaction dans Chimie et Biotech

Interview [Gérard Toulouse]

Gérard Toulouse est physicien, directeur de recherche à l'École normale supérieure (Paris). Il est également membre du Comité permanent sur Sciences et Éthique de l'Alliance européenne des académies (dont il fut président entre 2001 et 2006). Impliqué, depuis quatre ans, dans divers débats publics autour des nanotechnologies, il revient pour Techniques de l’Ingénieur sur les principaux enseignements à tirer, après l’expérience du récent Cycle (octobre 2009 / février 2010) organisé par la CNDP dans toute la France. Entretien.

Gérard Toulouse est physicien, directeur de recherche à l’École normale supérieure (Paris). Il est également membre du Comité permanent sur Sciences et Éthique de l’Alliance européenne des académies (dont il fut président entre 2001 et 2006). Impliqué, depuis quatre ans, dans divers débats publics autour des nanotechnologies, il revient pour Techniques de l’Ingénieur sur les principaux enseignements à tirer, après l’expérience du récent Cycle (octobre 2009 / février 2010) organisé par la CNDP dans toute la France. Au-delà de la problématique stricte des nanotechnologies, le processus mouvementé de ce débat a servi de révélateur pour les causes profondes de malaises, dans le domaine science et société.

Techniques de l’Ingénieur : Que faut-il retenir du débat public consacré aux nanotechnologies, qui s’est clôturé il y a quelques semaines ?

Gérard Toulouse : Lors d’une rencontre toute récente, dans le cadre de l’Académie des Technologies, notre collègue belge Philippe Busquin, qui fut Commissaire européen (1999-2004) en charge de la recherche scientifique, a estimé que le déroulement de ce débat en France était une catastrophe pour l’Europe. Ce n’est pas mon avis. Les choses étant ce qu’elles sont dans notre pays, il était utile que certaines tensions profondes apparaissent au grand jour, afin que des évolutions nécessaires, trop longtemps différées, soient enfin mises en œuvre. Le diagnostic le plus évident porte sur la situation grenobloise. Ce n’est certes pas un hasard si le groupe PMO (pièces et mains d’œuvre), qui fut le fer de lance de la contestation radicale, a incubé à Grenoble. Au fil des dernières décennies cette région, plus que partout ailleurs en France, a misé son avenir sur l’innovation technique, d’une manière telle qu’elle a pu être perçue par certains comme une fuite en avant, excessive, dangereuse, voire aberrante. La symbiose intime qui s’y est établie, entre élites politiques et scientifiques, a favorisé une habitude de passage en force. A la longue, cette attitude a suscité des anticorps, tentés de modifier, à leur façon, le rapport de force.

Est-ce que cela pose des questions au niveau de l’éthique, qui a constitué un sujet d’importance lors de la tenue des débats ?

En effet. Les laboratoires du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) ont une place majeure dans le développement des nanotechnologies en France, et notamment à Grenoble, avec les centres de recherches avancées Minatec et Clinatec, entourés de barbelés. En 1998, un Comité interministériel avait décidé que chaque organisme de recherche devait se doter d’un comité d’éthique, dans un souci de délibération collective pluraliste et de transparence dans les relations entre science et société. La plupart des organismes de recherche français ont évolué constructivement dans cette voie (certains ont même institué des espaces éthiques, formule meilleure encore, car plus ouverte). Mais pas le CEA (ni le CNES qui s’est contenté de faire appel à un conseiller pour les questions éthiques). Or l’essentiel dans la réflexion éthique (son fondement de légitimité, et sa garantie de vertu), c’est la pluralité de la délibération collective. Dans le cas de ces deux organismes réfractaires, leurs réticences prolongées suscitent de l’inquiétude : considèrent-ils vraiment que leurs activités, et leurs gouvernances hiérarchiques, sont incompatibles avec l’existence d’une instance de délibération pluraliste ? Si tel est le cas, ce serait consternant, au regard des évolutions qui se font ailleurs, en Europe et dans le monde. Et sinon, pourquoi différer sans cesse un aggiornamento aussi sage et raisonnable ?

Qu’en est-il des risques liés au développement des nanotechnologies, et de l’application du principe de précaution, qui fait également débat ?

Je ne suis pas un spécialiste des risques, mais je participe activement à un groupe de travail présidé par Georges Labroye (ancien directeur général de l’INERIS), au sein de l’Académie des Technologies dont je suis l’un des membres fondateurs. Nos auditions m’ont appris beaucoup de choses, encourageantes, sur la montée en puissance des agences de veille et des instituts de recherche étudiant les risques associés aux sciences et techniques. On constate aussi les effets bénéfiques de la concertation européenne. Certes nos toxicologues, ou écotoxicologues, réclament davantage de moyens et de recrutements. Mais enfin c’est un domaine où les évolutions sont positives.

Quelle est donc votre préoccupation principale vis-à-vis du développement des nanotechnologies ?

Aujourd’hui, ma crainte principale est que se reproduise autour des nanotechnologies le même scénario qu’il y a une dizaine d’années, autour des OGM. A savoir, une polarisation binaire, polémique, où chaque camp caricature l’autre, et finalement est ravi de se poser ainsi en s’opposant. D’un côté José Bové et les faucheurs, de l’autre des partisans du tout-OGM. On s’enferme dans un combat entre le bien ou le mal, où tous les coups sont permis.En ce qui concerne les nanotechnologies, il serait navrant que les pouvoirs établis cèdent à la tentation de diaboliser PMO, en les traitant d’ennemis de la démocratie. Et d’en profiter pour esquiver leurs propres responsabilités. Il est vital, pour nous tous en France, d’apprendre à écouter, à reconnaître la part de vérité dans ce que disent les contestataires. Il faut ouvrir des espaces de bonne foi. Cultiver, sous leurs formes modernes, l’art et l’esprit du dialogue.

C’est pour ces raisons que vous soulignez la nécessité de plus de pluralité dans le débat et au sein des institutions et des organismes impliqués dans la réflexion sur les nanotechnologies ?

L’instauration des Grenelles de l’environnement, avec la concertation entre parties prenantes, et la gouvernance à 5, a défriché un chemin pour sortir de l’impasse des confrontations stériles. J’ai présidé moi-même le comité de pilotage pour une Conférence de citoyens sur les nanotechnologies, organisée par la région Ile-de-France (en 2006-2007). Le fonctionnement du GIEC (dans un autre domaine, celui du changement climatique) a illustré la possibilité et l’avantage de recueillir des contributions venant d’une large diversité de porteurs de savoirs. Il est utile, pour la pertinence des analyses et décisions, que la société civile soit associée, d’une manière ou d’une autre, dans ces discussions. C’est d’ailleurs ce que réclament, fortement, nombre d’associations ayant su développer leurs propres capacités d’expertise.

Lors de la clôture du débat sur les nanotechnologies, vous avez parlé de « fuite en avant technologique ». Qu’entendez-vous par là ?

Récemment Alain Juppé a commenté ses préconisations pour le Grand Emprunt, en déclarant que « nous sommes condamnés à une fuite en avant technologique ». Cette idée est très répandue dans le milieu des décideurs : que la France, pour garder son rang, doit miser sur une capacité d’innovation permanente, et que c’est même sa seule chance de salut face à la montée des pays émergents. Je conteste cette vision géopolitique : vouloir maintenir à tout prix les inégalités passées, contre toutes les données géographiques et les évidences démographiques. Il faut cesser d’ériger en nécessité l’objectif aveugle de garder notre rang, notamment face à des pays vingt fois plus peuplés, comme la Chine et l’Inde. Pour les pays émergents il est clair que les OGM, les cellules-souches, les nanotechnologies, apparaissent comme des opportunités de sortir de leur condition ancienne de suiveurs. Tous les pays misent ainsi sur les nanotechnologies. Essayons d’être fair-play dans cette émulation générale, plutôt que de céder à une panique de fuite en avant.

Est-il nécessaire de mettre en place des barrières à cette fuite en avant technologique ?

Oui : Alex Türk, le président de la CNIL, m’a convaincu que le moment était venu de tracer des limites, ou du moins de réfléchir à l’avance à de futurs remparts et digues. La miniaturisation des systèmes d’écoute et d’observation pose problème. Le droit à l’intimité, la liberté de chacun pourraient se trouver menacés par des ‘mouchards’ indétectables, innovations que permettront les nanotechnologies. Dans le domaine biomédical, la perspective d’implants post-humanisants pose problème. En biologie synthétique, le domaine du possible dépasse de beaucoup le domaine du souhaitable. Par ailleurs, l’évolution constante de la micro-électronique a déjà bouleversé profondément les modes de vie, les relations entre générations. La miniaturisation continuée ressemble à une sorte de pente glissante, de descente en toboggan, vers on ne sait où.

Pour terminer, quel est votre avis sur l’utilisation des nanotechnologies à des fins militaires ?

C’est vraiment un domaine où il faut refuser le fatalisme. Car le « progrès » militaire peut être arrêté. Il existe déjà de nombreux traités de limitation ou d’interdiction : dans le domaine des armes de destruction massive ABC (atomique, biologique, chimique), mais aussi pour les mines anti-personnel, les armes à sous-munitions, etc. En France, nous avons un complexe militaro-industriel qui forme une sorte d’Etat dans l’Etat. On peut comprendre les raisons historiques de cette spécificité nationale. Mais aujourd’hui, la construction européenne a fait de notre continent une zone de sécurité collective. Devenir de bons élèves de la classe européenne, découvrir la fécondité du fair-play, c’est mieux assurer notre sécurité (en promouvant la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité, selon la mission de l’Unesco, dont le siège est à Paris).   Propos recueillis par Pierre Thouverez. Sommaire du Cahier Nanotechnologies> Bases documentaires

  • Aspects sécurité des nanomatériaux et nanoparticules manufacturés
  • Régulation juridique et nanosciences
  • Les nanotechnologies et le droit des brevets d’invention

> Comprendre

  • « Il faut assurer la diffusion des nanotechnologies dans le tissu industriel » (Vincent Pessey – Alcimed)
  • Nanotechnologies et médecine : une révolution annoncée
  • La giga capacité de la nanoélectronique
  • Vers le développement de nouvelles fonctions pour les matériaux

> Evaluer

  • « En matière de nanocomposites, les verrous ne sont pas que technologiques » (Jean-François Hochepied – SCPI)
  • « Il faut cesser d’ériger en nécessité l’objectif aveugle de garder notre rang » (Gérard Toulouse)
  • Nanotechnologies : les entreprises face au risque de réputation
  • Nanomatériaux : l’Afsset recommande la prudence
  • Nouveau rapport d’Ambassade : les nanotechnologies dans les pays nordiques

> In situ

  • Le casse-tête de l’encadrement juridique des nanotechnologies
  • Comment Pamotex s’est lancé dans les nano

> Produits

  • Un ciment plus respectueux de l’environnement
  • Un composite né du recyclage de peintures en poudre
  • 1.500 étiquettes RFID sur chaque Airbus A350 XWB

 

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