À l’heure où les jumeaux numériques s’imposent dans l’industrie comme outils d’optimisation, de prédiction et de pilotage, une question émerge : est-il possible d’en créer un pour le vivant ?
INRAE explore cette piste à travers Artemis, un réseau de recherche interdisciplinaire financé par le métaprogramme DIGIT BIO, un programme interne de l’institut, qui vise à soutenir des recherches interdisciplinaires à l’interface entre sciences du vivant et sciences formelles, afin de mieux comprendre et intervenir sur le comportement de systèmes biologiques.
L’objectif d’Artemis est de réunir modélisateurs et microbiologistes pour poser les bases d’un jumeau numérique dédié aux systèmes vivants, en particulier microbiens. Simon Labarthe, chercheur de l’UMR Biogeco, qui porte ce projet, a détaillé pour les Techniques de l’Ingénieur les objectifs, les enjeux scientifiques et les défis techniques de cette initiative.
Techniques de l’Ingénieur : Qu’est-ce que le programme Artemis, et quel est son lien avec le métaprogramme DIGIT BIO ?
Simon Labarthe : Artemis est avant tout un réseau de recherche, porté par lNRAE et financé par le métaprogramme DIGIT BIO. Il vise à rassembler des communautés disciplinaires très diverses – écologues microbiens, spécialistes en santé des plantes ou animale, de la fermentation, ou encore modélisateurs – afin de réfléchir ensemble à ce que peut signifier un jumeau numérique du vivant. L’idée est de définir comment un tel concept peut être développé en s’appuyant sur des réalités biologiques et des besoins de la recherche, et de montrer que ce concept n’est pas forcément limité au domaine de l’industrie ou réduit à des technologies comme le deep learning.
Quelle définition donnez-vous au jumeau numérique dans ce contexte ?
Nous sommes partis de la définition industrielle classique, à savoir « un système qui reçoit en continu des données d’un objet réel, les traite via un modèle, puis émet des actions ou recommandations en retour ». Mais nous avons adapté ce schéma au vivant, en intégrant la complexité biologique, la lenteur de certaines données (comme les données omiques), et la variabilité des systèmes. Nous avons aussi élargi la définition en distinguant trois types de boucles : en ligne (temps réel), à la demande (avec temps d’analyse), et hors ligne (pour guider la conception expérimentale). Cela permet de rendre compte de différents niveaux d’usage et d’intégration du modèle.
Pouvez-vous donner un exemple concret d’application du jumeau numérique dans votre domaine ?
Un cas emblématique concerne la recherche de consortiums microbiens capables de protéger les plantes contre certains pathogènes. Aujourd’hui, on peut isoler des dizaines de micro-organismes, mais les tester tous en laboratoire serait impossible : le nombre de combinaisons possibles est colossal. Grâce à la modélisation, on peut construire un jumeau numérique qui explore ces combinaisons in silico, identifie les plus prometteuses, et ainsi guide les expérimentations réelles. Ici, le jumeau numérique ne pilote pas un système en temps réel, mais il accélère la recherche en réduisant le champ des possibles.
Quels sont les principaux fronts de recherche scientifique associés à cette démarche ?
Il y en a trois : d’abord la production et l’exploitation des données, notamment omiques, qui sont riches mais longues à obtenir. Ensuite, la modélisation, avec des défis immenses autour de l’intégration des données multi-omiques, de l’assimilation continue de données, et de la prédiction des interactions au sein des communautés microbiennes. Enfin, le pilotage des systèmes microbiens, qui reste encore peu exploré : comment orienter un consortium vivant ? Quels leviers sont efficaces ? Température, nutriments, introduction de nouvelles souches… toutes ces questions font encore l’objet de recherches.
Les interactions entre micro-organismes sont-elles prises en compte ?
Absolument, et c’est même central. Les communautés microbiennes sont structurées par des interactions trophiques, des échanges de métabolites, de la compétition, de la coopération, que l’on commence à modéliser.
Mais au-delà, il y a d’autres types d’interactions : production de biocides, structures spatiales, biofilms… On essaie de capturer une partie de cette complexité dans des modèles simplifiés. Dans certains cas, le jumeau numérique peut même être un consortium biologique minimal qu’on étudie pour mieux comprendre des dynamiques plus globales.
Le programme Artemis intègre-t-il une dimension réflexive ou éthique ?
Oui, et c’est un aspect original du projet. Dès le deuxième atelier, nous avons intégré des philosophes des sciences au consortium. Leur regard nous pousse à questionner ces approches : jusqu’où peut-on modéliser le vivant ? Quelle est la place de l’humain dans la boucle ? Le jumeau numérique peut-il être utile sans devenir une boîte noire magique à laquelle on délègue les décisions ? Cette collaboration nourrit une réflexion sur les limites de la simulation et sur la manière dont on souhaite construire ces outils, sans tomber dans le techno-solutionnisme.
Propos recueillis par Pierre Thouverez









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