Les progrès technologiques et les besoins grandissants en matière de précision font de la métrologie une science en perpétuelle transformation, d’autant plus rapide qu’elle doit sans cesse s’adapter aux technologies émergentes. Elle est ainsi désormais au cœur de nombreux enjeux scientifiques, technologiques et humains. Maguelonne Chambon est directrice R&D du LNE et présidente du Comité EMPIR (European Metrology Programme for Innovation and Research). Auprès de Techniques de l’Ingénieur, elle est également autrice et experte scientifique pour l’offre Métrologie. Elle nous décrit ici l’importance de ce domaine dans un monde lui-même en constante évolution.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel ?
J’ai commencé par des études en physique, puis une école d’ingénieurs à Strasbourg avec une spécialisation en optique. Après un stage aux États-Unis sur les lasers, j’ai travaillé chez Bull SA dans le domaine des télécoms sur une expérience de chirurgie laser sur microcircuits. Mon rôle était d’installer des dispositifs laser pour intervenir en urgence sur les nouveaux circuits. À l’époque, on parlait de micro ; aujourd’hui, on est passé à la nano.
Ensuite, je suis entrée dans la métrologie, où je pensais rester trois ans… mais cela fait bientôt 36 ans maintenant. J’ai occupé plusieurs postes : chargée de programme en métrologie électrique et en métrologie du temps et des fréquences, cheffe de service, puis directrice de la recherche scientifique et technologique au Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE). En parallèle, je me suis investie dans plusieurs domaines : l’organisation de conférences internationales, la coopération technique internationale (notamment avec le Maghreb, l’Asie, et les pays de l’Est qui rejoignaient l’Europe), et même l’édition scientifique. Une diversité de missions que j’ai toujours aimée.
À partir des années 2000, je me suis plus impliquée dans l’Association européenne de métrologie, maintenant appelée Euramet, au départ en tant que secrétaire générale, puis membre du Bureau des directeurs, et plus récemment en tant que présidente du comité EPM (European Partnership on Metrology), qui coordonne les projets de recherche cofinancés par la Commission européenne.
Depuis 2010, je dirige la recherche scientifique et technologique au LNE, en supervisant à la fois les travaux du laboratoire, la coordination de la métrologie française (avec ses dix laboratoires), la normalisation, la documentation et les archives. Je représente également la France à l’échelle européenne et internationale aux côtés du directeur général – un rôle riche qui ne laisse pas de place à l’ennui !
Cette année, le LNE fête les 150 ans de la signature de la Convention du mètre. Qu’est-ce que cela signifie et quels ont été les impacts des unités de mesure pour les sciences et sociétés ?
La Convention du mètre est un moment exceptionnel dans l’histoire des sciences. Elle est née dans le sillage de la Révolution française, à une époque où les unités de mesure variaient d’un territoire à l’autre. Les chercheurs ont alors imaginé un système uniforme et décimal, capable de s’adapter à l’évolution technologique.
Ce système, qui a commencé avec le mètre, le kilogramme et la seconde, a été conçu pour être diffusé à l’échelle internationale. Des institutions ont été créées, comme le CNAM pour conserver les étalons. L’Observatoire de Paris était quant à lui en charge du temps depuis déjà bien longtemps. Les définitions ont évolué avec le temps : pour le kilogramme, nous sommes passés d’un décimètre cube d’eau à un étalon en platine iridié, puis à des constantes physiques fondamentales. Et avec chaque évolution, on gagnait en précision.
En 1875, 17 nations ont signé la Convention du mètre, créant un traité diplomatique scientifique encore en vigueur aujourd’hui. Ce traité a permis la création d’un Bureau international des poids et mesures, le BIPM, chargé de disséminer ce système et de l’adapter aux progrès scientifiques.
Le système métrique s’est élargi avec le temps : ampère, candela, kelvin, mole… Il a permis des avancées majeures, notamment dans la recherche scientifique, la santé, la physique quantique ou les technologies de pointe (comme les horloges atomiques ou les capteurs cryogéniques). Aujourd’hui, il repose sur des constantes physiques fondamentales, garantissant une précision inégalée.
Adopté par plus de 100 pays, représentant 90 % du PIB mondial, ce système est utilisé par tous les chercheurs, même dans des pays qui n’ont pas officiellement adhéré à la convention. Grâce à cette vision partagée, la métrologie continue de jouer un rôle clé en accompagnant les grandes évolutions scientifiques et technologiques.
Quelles sont les principales différences entre métrologie scientifique, industrielle et légale ?
La différence réside dans la finalité et le cadre d’application de chaque type de métrologie. La métrologie légale est imposée par des règlements et des directives européennes. Elle vise à garantir, grâce à des protocoles précis, que le produit livré – qu’il s’agisse d’un équipement ou d’un service – correspond exactement à ce que le consommateur ou l’entreprise a payé. On pense notamment aux pompes à essence, qui doivent être contrôlées pour éviter toute fraude. En résumé, la métrologie légale, c’est ce côté « régalien » et commercial qui vérifie que tout est conforme aux normes en vigueur. C’est là que la métrologie apporte la partie scientifique et technique pour assurer que ce qui est délivré respecte les exigences.
La métrologie scientifique, elle, se situe en amont. C’est là que nous travaillons sur les références fondamentales, sur les mesures avec le plus haut niveau de précision, souvent en explorant des zones d’incertitude très faibles. Le travail de recherche en métrologie, ce que je trouve particulièrement passionnant, consiste à développer des connaissances et des techniques qui, plus tard, seront transférées à l’utilisateur. C’est ce lien entre recherche fondamentale et application concrète qui est, pour moi, le véritable moteur de notre domaine.
Quant à la métrologie industrielle, elle englobe toute la chaîne allant du laboratoire accrédité jusqu’à l’utilisateur final. Ici, il s’agit de répondre à un besoin pratique dans un cadre industriel, tout en prenant en compte les écarts entre une référence de laboratoire ultra-précise et ce qui est réellement nécessaire sur le terrain. Par exemple, dans l’industrie automobile, la précision apportée par un micromètre est largement suffisante en mécanique (il en est différemment si on parle des circuits électroniques, bien sûr), alors que dans l’espace, des mesures pouvant atteindre une précision de 10⁻¹² sont indispensables.
Il existe également de grandes différences en termes de niveaux d’incertitude selon le domaine d’application. Dans le domaine du temps et des fréquences, par exemple, nous utilisons des horloges dont la précision peut atteindre des niveaux extraordinairement fins (de l’ordre de 10⁻¹⁸). En revanche, dans des applications plus critiques, comme la radiothérapie, même un écart minime a des conséquences considérables pour le patient. En chimie, les mesures peuvent varier du micro au nano, selon les concentrations, alors que pour des mesures de rayonnement, on se situe souvent autour d’un écart en pourcentage.
Bref, chaque domaine impose des exigences différentes ; c’est ce qui rend ce métier si varié et passionnant : il faut savoir adapter nos méthodes et notre précision aux besoins spécifiques, qu’ils soient scientifiques, industriels ou légaux.
Quels sont les secteurs d’activité où la métrologie est la plus critique ?
Ce n’est pas forcément une question de criticité au sens strict, c’est surtout que tous les secteurs ont besoin de métrologie. Après, tout dépend de ce qu’on met derrière le mot « critique ». Dans la santé, par exemple, on parle de criticité parce qu’il y a des enjeux de sécurité et de risques pour les patients. Dans d’autres domaines, c’est moins une urgence vitale qu’un besoin stratégique : l’industrie évolue très vite, et si on veut accompagner cette transformation, il faut être présent. Donc ce n’est pas toujours « critique » au sens d’un danger immédiat, mais c’est nécessaire, indispensable au développement.
Quelles sont les évolutions qui transforment la métrologie aujourd’hui ?
La métrologie connaît aujourd’hui des transformations majeures, portées par les progrès technologiques et les besoins croissants en précision. L’adoption d’unités fondées sur des constantes fondamentales, comme la constante de Planck, permet déjà des mesures de masse dix fois plus précises qu’auparavant. Et cette évolution se poursuit : une nouvelle définition de la seconde est attendue d’ici cinq à dix ans, avec des systèmes capables d’atteindre une précision de 10⁻¹⁸, ouvrant la voie à des applications inédites.
Ces gains de précision ne sont pas abstraits : ils permettent, par exemple, de détecter plus rapidement des mouvements géologiques ou de mieux caractériser des phénomènes physiques complexes. L’émergence des technologies quantiques accélère encore cette transformation. Les futurs capteurs quantiques, souvent utilisés en environnement cryogénique, nécessiteront des mesures de fréquence et de phénomènes électroniques d’une extrême finesse.
La métrologie s’adapte donc en amont, pour accompagner ces avancées scientifiques. Elle ne se limite plus aux unités classiques comme le mètre ou le kilogramme : l’introduction de la mole en 1971 en est un exemple marquant, essentiel pour les sciences du vivant. Aujourd’hui, la précision des mesures permet de détecter très tôt certains biomarqueurs liés à des maladies neurodégénératives – une avancée décisive pour espérer traiter ces pathologies plus efficacement. Ces évolutions soulignent combien la métrologie est au cœur des grands enjeux scientifiques, technologiques et humains.
Comment la métrologie s’adapte-t-elle aux enjeux et exigences de l’industrie 4.0 ?
Les industriels ont souvent des besoins précis ; notre rôle est d’être un peu en avance pour pouvoir y répondre. Aujourd’hui, avec l’essor du numérique dans l’industrie, on travaille sur les réseaux de neurones, les jumeaux numériques, l’intelligence artificielle, et même les technologies quantiques. Ces dernières peuvent sembler lointaines, mais elles arrivent. Je me souviens d’une réunion avec l’ancien DG de Trescal : quand on lui a parlé de la possibilité d’auto-étalonnage avec des systèmes quantiques, il a été très surpris, parce que ça touche directement à son cœur de métier. Il faut donc accompagner les industriels dans leur adaptation, les aider à intégrer ces technologies et à faire évoluer leurs pratiques. Le numérique transforme tout et le Covid a accéléré cette évolution. Le métier de métrologue va évoluer lui aussi : on fera toujours des étalonnages, mais certainement que l’on se tournera plus vers de l’assistance technique, dans le développement de nouveaux protocoles adaptés à ces changements, tout en gardant une base de références matérielles. Mais à terme, ce ne sera plus le sujet central.
Quels sont les défis majeurs que la métrologie devra relever face aux enjeux climatiques et environnementaux ?
Même si les enjeux climatiques ne semblent plus vraiment être une priorité pour l’Europe, ce qui est dommage, ce domaine nécessite toujours de la métrologie, parce que sans comparaison et mesures correctes, il ne peut pas y avoir de suivi fiable. On a besoin de références, de bases de données, et surtout de méthodes statistiques pour comprendre l’évolution des paramètres dans le temps, notamment environnementaux.
Le rôle de la métrologie sera surtout d’accompagner les organismes chargés de traiter les questions climatiques en leur fournissant des données comparables. Cela dit, on ne s’attend pas à de grandes évolutions, car les méthodes de mesure sont déjà bien établies. Il reste quelques domaines, comme l’acidité des océans, où des mesures de pH plus précises pourraient encore être nécessaires, sauf peut-être pour des problématiques que nous n’avons pas encore identifiées. En revanche, sur des sujets comme la qualité de l’air, la pollution ou la gestion de l’eau, notre contribution portera surtout sur la mise en œuvre de nouvelles directives.
Un autre défi important à venir concerne les TCE (éléments critiques pour la technologie) et l’usage de matériaux recyclés comme réponse à l’épuisement des ressources. La métrologie devra s’adapter pour qualifier ces nouvelles matières : comment mesurer leur dosage, leur efficacité, leur pureté, ou détecter leur origine ? Aujourd’hui, on ne sait même pas distinguer un matériau recyclé d’un matériau pur dans certains emballages. Et ça devient un enjeu économique majeur, car des pays comme la Chine misent sur la production de matériaux purs qui est moins chère, tandis qu’en Europe, on essaie de valoriser le recyclé. Si on ne progresse pas vite, on sera à la traîne, et ça, c’est aussi un risque commercial et stratégique.
À quoi ressemblera la métrologie dans dix ans avec l’essor des technologies émergentes ?
Je vois plusieurs grandes évolutions en métrologie : d’un côté, les technologies quantiques, qui vont profondément transformer le domaine, et de l’autre, l’intégration de l’intelligence artificielle dans les dispositifs médicaux et d’instrumentation. La numérisation va aussi beaucoup progresser, avec l’utilisation de jumeaux numériques et du machine learning.
En métrologie, les évolutions prennent du temps, mais dans dix ans, le métier de métrologue sera très différent : certains systèmes pourront s’auto-étalonner, et notre rôle sera davantage de vérifier leur bon fonctionnement que d’assurer l’étalonnage. Le calcul des incertitudes de mesure avec ces nouveaux outils, notamment ceux intégrant l’IA, deviendra un enjeu majeur.
Cela créera beaucoup d’opportunités dans les mathématiques appliquées à la physique et à la chimie. Mais il faudra aussi relever le défi de leur formation, car avec la complexité croissante et la tendance au « zapping », fidéliser des talents ne sera pas simple. Il y aura un vrai enjeu de ressources humaines à intégrer.
Quels sont les conseils que vous donneriez à de jeunes ingénieurs qui souhaiteraient se spécialiser en métrologie ?
Je dirais qu’il est important de réfléchir tôt aux domaines qui nous passionnent – santé, instrumentation, numérique, mathématiques – car changer de voie devient de plus en plus difficile avec la spécialisation. Les technologies avancent vite, et malgré les outils numériques, une solide base de connaissances reste toujours indispensable. Il faut aider les jeunes à se projeter sans les effrayer, en leur montrant que des disciplines comme la physique ne sont pas plus compliquées que d’autres, à condition d’y mettre de la curiosité et de l’effort.
La métrologie est un domaine génial, car on voit directement l’impact de la recherche sur des applications du quotidien : par exemple, j’ai pu suivre le développement des premières horloges à fontaines atomiques, et aujourd’hui, leurs applications sont partout – navigation, GPS, gravimétrie. C’est impressionnant de voir comment un tel programme scientifique a permis, avec les évolutions technologiques des systèmes, de changer notre quotidien. Qui aujourd’hui se passerait d’un GPS dans sa voiture ? Et tout cas cet aspect donne beaucoup de sens au travail, ce qui est un besoin très fort chez les jeunes aujourd’hui.
Enfin, je trouve essentiel de valoriser aussi les femmes scientifiques comme Marie Curie, dont l’engagement et les découvertes ont eu un impact énorme, et de continuer à faire connaître d’autres figures souvent oubliées.
Propos recueillis par Maya Huguenin
Les contributions de Maguelonne Chambon à Techniques de l’Ingénieur
Maguelonne Chambon collabore avec Techniques de l’Ingénieur en tant qu’autrice et experte scientifique et depuis 2015.
Spécialisée en métrologie, elle occupe notamment un rôle clé au LNE et représente aujourd’hui la France au niveau national mais également international.
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