Principale piste de décarbonation du secteur aérien, les biocarburants et les e-fuels font l’objet de nombreuses recherches, notamment à l’IFP Energies Nouvelles, qui travaille au développement de quatre filières de production.
Jean-Philippe Héraud, responsable de programme à l’IFP Energies Nouvelles (IFPEN), a détaillé pour Techniques de l’Ingénieur les quatre filières de production faisant l’objet de recherches depuis plus de dix ans. La filière HVO, la plus mâture, mais aussi les filières BTL (et e-BTL), éthanol-to-jet (et éthanol), et les e-fuels, aussi appelés électro-carburants.
Chacune de ces filières présente des spécificités en termes de matières premières, de techniques de production et de coûts de production, et représentent toutes des débouchés potentiels pour alimenter en carburants les avions d’aujourd’hui et de demain.
Qu’est-ce que le carburant HEFA (carburants issus d’huiles végétales hydrotraitées) et comment s’inscrit-il dans la décarbonation des transports ?
Jean-Philippe Héraud : Le HEFA HVO (Hydrotreated Vegetable Oil, ou huile végétale hydrotraitée) est un carburant bas carbone produit par un procédé d’hydrotraitement, similaire aux procédés bien connus dans l’industrie du raffinage.

Cette technologie consiste à traiter des charges liquides – principalement des huiles ou des graisses – pour obtenir un carburant conforme aux spécifications des carburants fossiles, directement utilisable dans les moteurs et les infrastructures existantes. Pour être éligible aux dispositifs réglementaires comme la directive européenne RED III ou le règlement RefuelEU Aviation, le HVO doit être issu de matières premières durables, notamment des huiles de cuisson usagées ou des graisses animales. Des cultures spécifiques comme la cameline pourraient également être intégrées à cette filière dans un futur proche. Ce procédé présente l’avantage d’une forte proximité industrielle avec les outils et pratiques du raffinage classique, ce qui facilite son déploiement.
En France, une unité dédiée à la production de HVO est en cours de construction par TotalEnergies à Grandpuits. Il y a également le site TotalEnergies de La Mède qui peut produire ce carburant en fonction de la demande.
Deux options industrielles coexistent : des unités entièrement dédiées au traitement de charges renouvelables, ou le « coprocessing », qui consiste à mélanger en amont une charge fossile et une charge biogénique, permettant ainsi d’utiliser des infrastructures existantes avec un investissement limité. Cette flexibilité industrielle, combinée à la compatibilité du produit fini avec les normes actuelles, fait du HVO la seule filière aujourd’hui pleinement opérationnelle pour produire des carburants durables à l’échelle industrielle, notamment pour l’aviation.
Vous travaillez également sur deux autres voies de production de SAF à partir de ressources agricoles et sylvicoles. Quelles sont ces voies ?

Sur les voies thermochimiques, nous traitons uniquement des déchets tels que les résidus agricoles ou sylvicoles. Il y a deux grandes approches : la voie BTL, où l’on va complètement déstructurer la matière solide pour en faire un gaz de synthèse que l’on va purifier pour faire ensuite une synthèse Fischer-Tropsch. Ce sont des briques technologiques que l’on connaît bien, déjà éprouvées industriellement mais parfois dans d’autres domaines d’application comme la torréfaction du café par exemple.
L’enjeu ici est que l’on travaille avec du bois, une matière solide, avec ses propriétés spécifiques : il faut apprendre à le traiter, optimiser l’intégration entre les différentes briques technologiques, et démontrer la maturité et la faisabilité industrielle à grande échelle. C’est ce qu’on a exploré avec le projet BioTfueL.
A partir de la voie BTL, le projet a également étudié le procédé e-BTL, une combinaison entre le BTL et les e-fuels. Pour l’expliquer simplement, on va injecter de l’hydrogène bas carbone dans le système pour ajuster le ratio H₂/CO nécessaire à la synthèse Fischer-Tropsch. Cela permet d’éviter les pertes de carbone, de maximiser l’utilisation du carbone biogénique, et au final de doubler le rendement matière par rapport à un schéma BTL. C’est une façon indirecte (NDLR : par rapport à l’avion à propulsion hydrogène) mais efficace d’incorporer de l’hydrogène bas carbone, en utilisant le kérosène (un système connu et sécurisé par le transport aérien). Et vu que la biomasse est une ressource limitée et encore peu structurée industriellement, qui reste relativement chère, autant la valoriser au maximum avec l’apport d’hydrogène.
L’autre filière qui va traiter le même type de ressources est la filière éthanol…
Oui tout à fait, on va distinguer deux parties dans cette filière de production. La première est centrée sur la production d’éthanol avancé telle que développée dans le cadre du projet français intitulé Futurol. Nous travaillons sur les mêmes types de ressources que pour le BTL, c’est-à-dire des déchets lignocellulosiques contenant de la lignine, de la cellulose, de l’hémicellulose, mais cette fois, on passe par un traitement chimique pour rendre la cellulose et l’hémicellulose accessibles. Avec des enzymes, on transforme ces composants en sucres C5 et C6, puis on les fermente comme on le fait pour la bière ou le champagne, ce qui permet d’obtenir de l’éthanol de deuxième génération.
Cet éthanol avancé peut ensuite être transformé en carburant pour l’aviation via plusieurs briques technologiques : on commence par une déshydratation pour produire de l’éthylène, puis on enchaîne avec une oligomérisation pour allonger la chaîne carbonée, typiquement entre 10 et 14 atomes, et enfin une hydrogénation pour convertir les oléfines en paraffines, et ainsi obtenir un carburant conforme aux spécifications du kérosène.
Les briques technologiques nécessaires – déshydratation, oligomérisation, hydrogénation – sont connues en pétrochimie et dans le raffinage, mais ont dû être adaptées pour optimiser le rendement avec des flux différents de ceux issus du pétrole.
Ce procédé peut aussi, techniquement, être alimenté par de l’éthanol de première génération, mais en Europe, dans le cadre du règlement RefuelEU Aviation, ce n’est pas accepté car cela entre en concurrence avec l’alimentation humaine et animale. D’autres régions du monde, moins strictes sur l’origine de la matière, s’y intéressent fortement, notamment parce que l’éthanol est le biocarburant le plus répandu à l’échelle mondiale.
On peut donc envisager des synergies entre les deux générations, même si la priorité réglementaire en Europe reste orientée sur la deuxième génération.
Parlez-nous de la dernière filière de production d’e-fuels faisant l’objet de recherches à l’IFPEN.
La voie de production d’e-fuels sur laquelle nous menons aussi nos recherches utilise également la synthèse Fischer-Tropsch. Mais pour ça, il a fallu adapter le système à une nouvelle matière première, le CO₂. Ce gaz est très stable, donc difficile à activer.
Nous avons donc mis en œuvre une réaction spécifique – la Reverse Water Gas Shift – en présence d’hydrogène, pour convertir ce CO₂ en un gaz de synthèse. Ce gaz a des propriétés très proches de celles du BTL, notamment en termes de ratio H2/CO, ce qui permet ensuite de réaliser la synthèse Fischer-Tropsch dans de bonnes conditions. Cette étape-là n’avait pas encore atteint le stade industriel, mais elle a été développée pour s’intégrer à la chaîne de production de carburants de synthèse. Il s’agit donc d’une autre voie de synthèse pour les carburants, complémentaire aux filières biologiques.
La plupart des projets industriels aujourd’hui envisagent d’utiliser du CO₂ biogénique, car à partir de 2041, le carbone d’origine fossile ne sera plus éligible, en Europe en tout cas.
Vous avez évoqué plusieurs filières de production de carburants durables, qui font l’objet de développements à l’IFPEN. Où en est-on aujourd’hui sur tous ces SAF, en termes de certification et de structuration des filières industrielles ?
Aujourd’hui, on distingue quatre grandes filières principales : la voie HVO (huile végétale hydrotraitée), la voie BTL (Biomass-to-Liquids par gazéification), la filière éthanol avancé combiné à la filière ethanol-to-jet, et les e-fuels, notamment via la synthèse Fischer-Tropsch. À ces filières s’ajoutent des projets émergents, comme ceux à base de méthanol. Toutes ne sont pas au même niveau de maturité, mais elles convergent vers un objectif commun : produire du carburant d’aviation durable à grande échelle.
En ce qui concerne la certification, les carburants de synthèse le sont selon la norme ASTM D7566, qui définit le cadre technique pour les kérosènes paraffiniques synthétiques. Elle couvre différentes voies d’accès au kérosène, notamment les voies HEA et ATJ évoquées précédemment mais également la voie Fischer-Tropsch sans tenir compte de l’origine de la ressource (BTL ou CO2 et électricité). En revanche, une limite importante subsiste : aujourd’hui, ces carburants ne peuvent être incorporés qu’à hauteur de 50 % dans le carburant d’aviation, principalement à cause de la non-présence de composés aromatiques qui jouent un rôle sur l’étanchéité des joints des circuits hydrauliques. Des travaux sont en cours pour voir comment dépasser ce seuil de 50%.
Quelles sont les perspectives concrètes pour ces carburants dans les prochaines années ?
La feuille de route européenne vise l’incorporation de 70 % de SAF en 2050. D’ici là, il faut structurer la montée en puissance industrielle. On estime qu’un projet industriel prend environ 10 ans pour sa mise en production. Les projets SAF qui sortiront en 2030 sont déjà bien engagés aujourd’hui. À court terme, c’est la filière HVO qui va jouer un rôle central, en raison de sa maturité technologique et industrielle. Les technologies plus complexes – BTL, ETJ et e-fuels – arriveront plutôt entre 2030 et 2035. Les e-fuels, en particulier, sont très coûteux aujourd’hui, ce qui peut retarder leur déploiement, malgré leur intérêt stratégique.
Quels sont les grands défis à relever pour ces filières ?
Ils sont multiples. D’abord, l’accès aux ressources : la filière biomasse doit être structurée, collectée, transformée, ce qui demande des chaînes logistiques robustes. Pour les e-fuels, il faut disposer de grandes quantités d’électricité bas carbone pour produire l’hydrogène nécessaire mais également du CO2 biogénique. Ce besoin implique une montée en puissance coordonnée des filières hydrogène. Ensuite, il y a les enjeux d’intégration technologique : réussir à combiner les différentes briques technologiques, le prétraitement, la conversion et la purification, de manière optimisée pour réduire les coûts et les pertes énergétiques.
Et sur le plan industriel ?
Les investissements sont massifs : plus d’un milliard d’euros pour certaines unités. Un bon exemple est le projet BioTJet à Pardies. Né d’un programme de R&D baptisé BioTfueL, il prévoit de traiter annuellement 300 000 tonnes de biomasse et 32 000 tonnes d’hydrogène pour produire environ 110 000 tonnes de carburants liquides, dont 75 000 à 80 000 tonnes de kérosène. C’est l’équivalent de 15 % de la demande française de SAF à l’horizon 2030. Ce projet porté par Elyse Energy est soutenu par des financements publics (Carb Aéro 1 et 2), et implique des acteurs comme IFPEN, Axens ou Avril. Il illustre bien le besoin de coopération entre acteurs industriels, collectivités, et monde agricole.
Justement, comment favoriser cette coopération entre des acteurs si différents ?
C’est là tout l’enjeu. Un agriculteur pense à l’échelle de la saison, un industriel à celle de la décennie. Il faut des incitations fortes et une coordination étroite. C’est la logique de la poule et de l’œuf : sans unité industrielle, les agriculteurs n’investiront pas dans des cultures dédiées. De même, sans ressource garantie, les industriels n’investiront pas non plus. Il faut donc des mécanismes publics d’accompagnement, comme des garanties d’off-take, pour sécuriser les débouchés et déclencher les investissements.
L’État a-t-il un rôle clé à jouer dans cette structuration ?
Absolument. Il faut poursuivre le soutien par des appels à projets ciblés, mais aussi jouer un rôle de garant pour limiter le risque financier des premiers projets. L’aéronautique est plutôt bien soutenue avec des dispositifs comme Carb Aéro, mais il faut penser plus globalement, en intégrant les synergies possibles entre filières : par exemple, le CO₂ biogénique issu d’une filière peut alimenter la production de carburant d’une autre, comme les e-fuels ou les éthanols avancés. Cette logique circulaire est essentielle pour maximiser l’utilisation du carbone biosourcé.
Malgré les innovations techniques (allègement, motorisation), les carburants restent-ils le levier principal de décarbonation ?
Oui, clairement. Même avec des avions plus sobres, la croissance attendue du trafic aérien d’ici 2050 implique que les carburants durables resteront la clé de voûte de la stratégie bas carbone. Pour faire voler un avion, il faut une forte densité énergétique, et aujourd’hui, seuls les carburants liquides peuvent répondre à cette exigence. C’est donc par les SAF que passera, majoritairement, la décarbonation du secteur.
Propos recueillis par Pierre thouverez









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