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Décryptage

Rapport de l’ADEME : l’analyse d’un ancien directeur de centrale nucléaire

Posté le par La rédaction dans Énergie

La rédaction de la rubrique Actualité du site des Techniques de l'Ingénieur a publié le 23 avril dernier l'article "Energies Renouvelables en France : Un ex-directeur de centrale nucléaire et un expert de l’Agence Internationale de l’Energie livrent leurs analyses". Dans ce papier étaient évoqués les propos d'Alain Marcadé, ancien directeur-technique de la centrale nucléaire Saint-Alban, à propos de la fameuse étude de l'Ademe 100% renouvelable... Nous avons proposé à Mr Marcadé de réagir suite à cette publication. Voici sa réponse.

Le texte ci-dessous est une réponse à l’article publié le 23 avril 2015 : Energies Renouvelables en France. Un ex-directeur de centrale nucléaire et un expert de l’Agence Internationale de l’Energie livrent leurs analyses.

 

Voici la réponse d’Alain Marcadé :

Le contexte : un rapport explosif de l’ADEME qui valide la faisabilité d’un mix électrique avec 100% d’énergies renouvelables (EnR) en France dès 2050, et qui est contesté par plusieurs scientifiques (dont l’auteur de ces lignes).

Ce rapport a été favorablement accueilli par plusieurs médias ; l’auteur de l’article « Energies Renouvelables en France. Un ex-directeur de centrale nucléaire et un expert de l’Agence Internationale de l’Energie livrent leurs analyses« , journaliste collaborant avec la rédaction des Techniques de l’Ingénieur en a fait la promotion, en soulignant  que le coût de ce mix était sensiblement le même que celui du mix comprenant 40% d’EnR et 50% de nucléaire, retenu comme cible par le gouvernement.

Dans les commentaires des lecteurs j’avais qualifié ces conclusions d’irréalistes, notamment en raison des moyens de stockage démesurés qu’il faudrait créer. J’affirmais que les EnR ne pouvaient que jouer un rôle d’appoint – mais néanmoins utile –  au nucléaire dans notre pays.

Sortant mes propos de leur anonymat (j’écrivais sous mon pseudo), la direction éditoriale des Techniques de l’Ingénieur a alors publié le 23 avril un article destiné à  corriger mes propos « erronés » car  basés sur des « idées préconçues ». Puis le journal m’a conseillé gentiment de me procurer le rapport complet de l’ADEME et de l’analyser en détail, en vue de rédiger un « droit de réponse » : le voici donc.

Que penser de prime abord de ce rapport  de 118 pages ?

Il a fallu plusieurs lectures attentives de ce rapport, avec l’appui de quelques amis ingénieurs à la retraite, pour en faire le tour. La méthodologie utilisée semble rigoureuse, le niveau de détail et les moyens de calcul déployés sont impressionnants.

En bref, le document  fait des hypothèses sur :

  • la consommation du pays en 2050 ;

  • l’éventail des moyens de production renouvelables disponibles et de leurs « externalités » ;

  • l’évolution des coûts d’investissement dans ces nouvelles technologies ;

…  pour proposer in fine un mix optimisé à l’aide d’un modèle mathématique. 

Sans surprise, l’éolien et le photovoltaïque (PV) se taillent la plus grande part et l’intermittence est compensée par des moyens de stockage à différentes échelles de temps et de capacité.

La surprise vient en revanche du résultat de l’optimisation, qui décrit un dimensionnement relativement « raisonnable » et  des coûts du kWh modérés (à peine supérieurs de 30% à celui du kWh d’aujourd’hui) : bref, un résultat en totale contradiction avec toutes les évaluations que nous avions faites jusqu’alors, dont l’analyse s’imposait.

Avec nos modestes moyens, par quel bout prendre l’analyse du document de l’ADEME ?

Notre réflexe d’ingénieurs a été d’engager d’abord une analyse purement technique, avant de se pencher sur les hypothèses économiques. Nous avons donc entrepris d’examiner en détails la cohérence du dimensionnement physique proposé, et de vérifier que toutes les contraintes techniques avaient bien été prises en compte. Pas facile vu la complexité du mix…

Nos « stress tests » sont consignés dans la note suivante (ICI).

Ils sont particulièrement édifiants : plusieurs erreurs ou impasses majeures ont été détectées  dans l’étude de l’ADEME, et invalident totalement ses conclusions

Cette situation est  extrêmement troublante, quand on considère la qualité des scientifiques qui ont contribué à l’étude et la durée (14 mois) de son élaboration.

Nous serions-nous trompés nous-mêmes ? Nous avons la conviction que ce n’est pas le cas, mais nous soumettons notre démonstration à la perspicacité des lecteurs des « Techniques de l’Ingénieur »  pour qu’ils nous signalent d’éventuelles insuffisances. 

En l’état actuel, nous avons toutes les raisons de penser que les lacunes sont dans le document de l’ADEME  et que certaines sont rédhibitoires.

Quelles sont ces graves lacunes ?

Elles sont au nombre de trois : 

  • un sous-dimensionnement important des moyens de production et de stockage, car ont été purement et simplement omis dans le calcul les pertes d’énergie dans le réseau, et, plus grave, le très faible rendement du procédé de méthanation utilisé pour réaliser le stockage inter-saisonnier, (même si une valeur optimiste de ce rendement est mentionnée dans le rapport.)

  • une compensation très insuffisante de l’intermittence des EnR, qui conduirait avec le mix proposé à plusieurs « black-out » par hiver dans notre pays. La démonstration s’appuie sur des courbes réelles de production intermittente facilement accessibles sur le site de RTE, et irréfutables.

  • l’oubli d’examiner la capacité des moyens mis en œuvre à assurer l’équilibre instantané du système électrique, caractérisé par le maintien de la fréquence et de la tension dans des marges étroites. Les solutions technologiques envisagées dans ce but ne sont même pas évoquées (et probablement délicates à concevoir puis mettre en œuvre). En tout état de cause, elles sont aujourd’hui un frein majeur aux tentatives concrètes de développer des mix de production électrique avec des taux significatifs de moyens de production intermittents (par ex dans les îles).

À ce niveau de l’analyse, la conclusion s’impose d’elle-même : techniquement, le mix proposé ne peut satisfaire les besoins de notre pays en électricité, pour les trois raisons précitées dont chacune suffit à invalider les résultats de l’étude de l’ADEME.

On aurait pu s’arrêter là, mais la curiosité nous a conduits à poursuivre l’analyse.

En corrigeant les erreurs et oublis de l’étude, peut-on aboutir quand même à un mix 100% renouvelable qui reste viable ?

Les conclusions de cet exercice délicat (nous ne disposons pas d’outils de modélisation) sont exposées dans la note jointe : 

  • s’il est théoriquement possible d’augmenter de manière significative les moyens de production et de stockage inter saisonnier pour compenser les pertes « oubliées », le dimensionnement qui en résulte est déraisonnable (nombre d’éoliennes, taille des électrolyseurs…) car il conduirait à des investissements et à un impact environnemental inacceptables,
  • pour passer sans coupure les périodes critiques d’hiver, la seule solution industrielle consiste à installer des TAC (turbines à combustion) alimentées par le gaz de synthèse stocké, mais la puissance requise (plus de 30 GW !) condamne cette solution ultime,
  • il n’existe pas de solution immédiate pour assurer l’équilibre instantané du réseau avec le mix proposé dans l’étude (le PV notamment peut difficilement générer ces « services système »). En s’appuyant sur l’expérience d’autres pays, on peut affirmer qu’il sera difficile de dépasser en France le seuil de 30% de moyens intermittents, et que de la R&D sera nécessaire pour progresser.

Ce qui conduit à conclure qu’une prise en compte honnête de l’ensemble des contraintes techniques ne permet pas d’envisager un mix 100% renouvelable dans notre pays à une échéance de quelques décennies.

Faisons quand même l’hypothèse que les contraintes techniques non résolues le soient d’ici à 2050 : pourrait-on alors concevoir un système économiquement rentable ?

On a sommairement chiffré, sur la base des coûts actuels, le mix 100% renouvelable de référence de l’étude ADEME, corrigé des sous-dimensionnements détectés. L’investissement à consentir est colossal : près de 750 milliards d’€ !

Évidemment, des baisses de coût se produiront d’ici 2050 sur les matériels arrivant à maturité industrielle ; mais même avec des hypothèses optimistes, on aura du mal à descendre sous 600 milliards d’€, ce qui constitue un effort inenvisageable pour nos concitoyens, d’autant que la plupart des installations à construire ont une durée de vie d’une vingtaine d’années seulement.

Ce montant est à comparer à l’effort financier qui serait nécessaire pour reconstruire la totalité du parc nucléaire avec des EPR standardisés et optimisés dont la durée de vie est de 60 ans, qui s’élève à 240 milliards d’€.

En conclusion, le nucléaire reste incontournable dans les  décennies à venir ?

L’étude de l’ADEME a le mérite de mettre en perspective un mix idyllique composé de 100% de moyens de production renouvelables en utilisant, pour compenser l’intermittence de la majorité d’entre eux, des moyens de stockage à différentes échelles de temps. 

Malheureusement, elle a manifestement sous-estimé les conséquences de cette intermittence, ce qui ne permet pas de conclure qu’un tel mix serait accessible à l’horizon 2050 dans notre pays.

Les moyens de production pilotables restent donc incontournables, en particulier le nucléaire qui est la seule énergie à ne pas émettre de CO2 ; le mix optimal à moyen terme sera donc constitué d’une base de production nucléaire complétée par des énergies renouvelables, hydraulique en tête, avec d’autres EnR non intermittentes qui ne sont limitées que par leurs possibilités physiques et leur compétitivité coût.

Il reste à définir précisément la part de ces énergies renouvelables dans un mix optimal, en sachant que des valeurs supérieures à 30-40% d’électricité intermittente constituent une gageure.

Par Alain Marcadé

Cet article se trouve dans le dossier :

Quels défis pour l'industrie française ?

L’industrie et les défis de la cybersécurité
Métavers, environnements virtuels : quelles applications pour les industries ?
L’industrie française face à la crise énergétique
L’industrie circulaire, une transition nécessaire
L’industrie parie sur la relocalisation
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Posté le par La rédaction

Les derniers commentaires

  • Alain Marcadé conclue: « Il reste à définir précisément la part de ces énergies renouvelables dans un mix optimal, en sachant que des valeurs supérieures à 30-40% d’électricité intermittente constituent une gageure. »

    Réponse très concrète, dans le monde réel:
    Une île du Pacifique se libère du pétrole grâce au solaire en bouteille de Tesla
    http://fortune.com/tesla-solarcity-battery-solar-farm/?xid=soc_socialflow_twitter_FORTUNE

    Il est bien entendu plus difficile de parvenir à de très hauts niveaux d’EnR sur des petites îles isolées que sur un grand réseau électrique continental. La performance de Tesla est ainsi remarquable.

    Chacune des 36.000 communes qui composent la France peut être considérée comme une île. La chercheuse américaine Yan Xu, du laboratoire national d’Oak Ridge (Tennessee) utilise le mot « islanding » pour décrire l’approche visant la résilience locale des communautés grâce à des microgrids.

    La France consacre aujourd’hui plus de la moitié de son territoire à la capture des photons par des plantes à vocation alimentaire (SAU, Surface Agricole Utile). Le potentiel du solaire en toiture, un autre type de capture des photons, a été estimé par l’ADEME a plus de 400 TWh, et il peut être multiplié environ par deux en intégrant celui des ombrières PV de parking. La demande électrique française totale est de 500 TWh par an.

    En Australie la ville de Kalbarri va mettre en place une microgrid intégrant solaire PV et éolien, le tout assisté de batteries totalisant une capacité de stockage de 2 MWh. En France, la complémentarité du solaire et de l’éolien à l’échelle saisonnière est parfaite.


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