Les ingénieurs se voient aujourd'hui assez souvent proposer des fonctions d'expert, conçues comme une manière d'exercer leurs compétences qui diffère de la fonction de manager. Le raisonnement des stratèges d'entreprise est assez simple : d'une part, tous les ingénieurs n'aspirent pas à devenir managers et, d'autre part, leurs savoir-faire sont parfois insuffisamment utilisés sous l'effet des routines de travail. Le DRH d'un important bureau d'études spécialisé dans les périphériques sans fil précise ainsi une orientation organisationnelle qui a l'ambition de fidéliser les compétences les plus fines : ces ingénieurs-experts sont « (...) positionnés comme des référents techniques au sein du bureau d'études. C'est notamment à eux que l'on confiera les projets les plus innovants ou les plus complexes techniquement. Ils ont aussi pour mission d'aider les autres ingénieurs dans leurs problématiques quotidiennes. Ils interviendront enfin en tant que formateur » (FocusRH, 2011).
Pourtant, cette perspective relativement nouvelle sur le marché de l'emploi interne à l'entreprise ne configure pas toutes les situations où les ingénieurs sont confrontés à la question de l'expertise . D'abord parce qu'ils peuvent être conduits à exercer leurs savoirs au cours de missions hors de l'entreprise, ce qui comporte une part d'incertitude à laquelle ils n'ont pas toujours été préparés : cette incertitude tient notamment à la nécessité de produire un jugement d'aide à la décision dans des conditions où les paramètres majeurs ne sont pas toujours établis de manière stable. Ensuite, parce qu'il leur arrive d'accueillir sur leur lieu de travail des intervenants extérieurs, eux aussi appelés « experts » et par rapport auxquels ils devront se situer.
On voit bien qu'il y a, en filigrane de ces remarques, deux sens du mot « expert » qui ne se confondent pas complètement. Le projet de constituer une catégorie d'ingénieurs-experts repose explicitement sur l'idée que l'expertise est une excellence professionnelle, la source fondamentale de l'innovation technique. Alors que l'intervention extraordinaire visant à réduire, voire à effacer, les zones d'incertitude relève d'une autre conception ; ce qui est en jeu est alors la capacité :
La différence peut paraître mince (dans les deux cas, il faut être « très bon »), elle est pourtant significative : l'expérience accumulée n'y joue pas le même rôle. Il nous faudra donc disposer d'une définition acceptable au regard de ces deux configurations d'engagement de l'expertise dans le travail.
Nous ne sommes pas pour autant tirés d'affaire, car les situations d'expertise ne concernent plus seulement des professionnels issus du même monde. C'est très net lorsqu'il y a ouverture de ces situations à un public plus large : on observe désormais presque systématiquement des formes de contestation du jugement d'expert et des revendications de contre-expertise. Ce phénomène est alimenté, en toile de fond, par un climat de suspicion qui tend à privilégier les décisions et expertises participatives : donner l'impression de se réfugier à l'abri du savoir savant est vécu comme une forme de condescendance discutable, à l'heure des échecs et bévues mis en avant par les théoriciens de la « société du risque » comme Ulrich Beck . On assiste donc à l'entrée (parfois l'intrusion) sur la scène de l'expertise de collectifs de personnes dont le rôle finit, dans le meilleur des cas, par faire l'objet de négociations et, dans de nombreux autres cas, par arrêter ou ralentir le processus de travail, notamment en raison du caractère incommensurable des protagonistes comme de leurs arguments.
Ces trois configurations constituent l'arrière-plan de cet article. Les approfondir et saisir leurs interrelations serait très important, mais elles n'ont sans doute pas pour autant le même degré d'urgence. On peut ainsi considérer que la première (les ingénieurs-experts) pose surtout des questions de classification professionnelle et de système de promotion : elle n'est a priori pas très déstabilisante. La deuxième (les ingénieurs accomplissant une expertise ou ayant à travailler avec des experts) l'est un peu plus, en raison de l'absence de protection professionnelle face à l'erreur possible. La troisième configuration paraît être la résultante de l'évolution générale de la société vers la revendication de réflexivité et de participation et de la répétition des situations de blocage : ces deux types de causalités interagissent et finissent par questionner pas mal de choses tenues pour évidentes. C'est pourquoi on s'est résolu ici à mettre l'accent sur les deux dernières qui paraissent bien être un défi pour les professionnels reconnus – notamment ici les ingénieurs – précipités, d'une manière incontestablement accrue, dans une arène un peu encombrée. Un défi, mais qui n'est pas nécessairement actualisé de manière systématique et donc pas nécessairement visible immédiatement. C'est pourquoi, dans ce qui suit, il ne sera pas toujours question directement des ingénieurs, faute d'informations pertinentes. Mais la mise à distance (regarder faire un médecin ou un urbaniste) permet d'ouvrir les yeux et notre analyse voudrait être un appel à la transposition des diverses situations envisagées ici.