« L’erreur humaine » est étudiée dans le domaine de la santé et la sécurité au travail (SST) depuis la fin du XIXe siècle. Même si elles sont largement remises en question, les esprits sont toujours marqués par les recherches de Heinrich qui quantifia (très précisément) à 88 % la proportion des accidents qui étaient attribuables à des erreurs et autres « actes dangereux » du travailleur réalisant la tâche, 10 % étant dus à des conditions mécaniques ou physiques dangereuses, et 2 % étant tout simplement impossibles à éviter.
Cette vision est challengée depuis la fin du XXe siècle, mais reste toujours très présente dans les croyances du public en général, et même des professionnels de la SST. Cet article s’attachera à renverser cette logique de l’humain comme « maillon faible d’un système qui, autrement, fonctionnerait sans accroc » en présentant les mécanismes sous-jacents aux comportements individuels et collectifs qui rendent faillible l’humain et, par voie de conséquence, les systèmes qui en dépendent.
Pour s’extraire de ce paradigme, on commencera par éviter dans cet article l’expression « erreur humaine » et cela pour deux raisons :
-
la première est qu’elle sous-entend implicitement « erreur de l’humain » au singulier, et donc une vision individuelle de l’erreur qui, comme on le verra, est incomplète et n’apporte que très peu de solutions ;
-
la seconde est tout simplement que l’expression « erreur humaine » est un pléonasme du même ordre que « monter en haut ». Errare humanum est, l’erreur est propre à l’humain et il n’y a que les humains qui peuvent se tromper. Bien entendu, les autres êtres vivants, le vivant en général comme certains systèmes artificiels dotés de cognition, réagissent eux aussi aux changements dans leur environnement et sont susceptibles d’adopter des comportements objectivement sous-optimaux que l’on pourrait appeler des erreurs.
Mais ces entités déroulent des comportements préprogrammés, qu’ils soient innés ou acquis par le biais d’un apprentissage direct, avec une capabilité donnée. Les oiseaux victimes du coucou ne se trompent pas quand ils nourrissent les oisillons de ce dernier au détriment des leurs, tout comme l’enzyme ADN polymérase, chargée de la réplication de l’ADN, ne se trompe pas quand elle incorpore dans le nouveau brin des bases nucléiques ne correspondant pas au gène original : les uns comme les autres exécutent des comportements prédéfinis avec une capabilité évolutivement optimale.
Même si l’être humain peut aussi, comme on le verra, agir de cette manière « automatique » sous certaines conditions, l’erreur ne peut être qu’humaine car elle implique une notion de choix et la capacité ex ante de juger de ces choix et de leurs conséquences par rapport à un maximum (intolérance à l’erreur) ou à un optimum (capabilité assumée en fonction de l’analyse explicite ou implicite des coûts/bénéfices).
Donc l’erreur est humaine, mais elle reste honteuse. Ce paradoxe apparent qui finalement ne l’est pas, tant l’être humain renie souvent sa propre nature, émane de l’image que nous avons créée de nous-mêmes et de l’illusion de contrôle qu’elle projette. Nous ne sommes pas censés nous tromper car nous sommes capables d’analyser la tâche et les enjeux et d’évaluer a priori les conséquences de nos actes.
Dans un univers du travail toujours empreint de la vision tayloriste du management, où le travail est décomposé en tâches unitaires aussi simples que possible et où le standard de fiabilité est celui de l’automate, le travailleur est ainsi toujours considéré comme le point faible du système. Ce serait sa performance erratique qui fragiliserait un système conçu, outillé et réglementé pour produire de façon sûre.
L’étude de l’erreur et de sa gestion doit démarrer par la compréhension des limites de la performance humaine d’abord à l’échelle individuelle, qu’elles soient physiologiques, cognitives ou psychologiques. Mais elle doit également aborder les tâches, leur environnement et le système sociotechnique dans lesquelles elles se déroulent, qui sont en général beaucoup plus complexes et riches en interdépendances qu’on le croit.
Cet article a pour objectif d’apporter les connaissances qui expliquent ces limites et cette complexité, et fournit des pistes pour leur prise en compte dans un environnement organisationnel du travail.