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Anne-Sophie Corbeau Faire de la recherche indépendante et non-partisane pour apporter des réponses aux questions clefs dans le domaine de l’énergie

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Anne-Sophie Corbeau : faire de la recherche indépendante et non-partisane pour apporter des réponses aux questions clefs liées à l’énergie

Posté le par Anne-Sophie Corbeau dans Énergie

Américaine pour les Européens et Européenne pour les Américains, Anne-Sophie Corbeau travaille de part et d’autre de l’Atlantique. En tant que chercheuse au Center on Global Energy Policy, au sein de l'Université de Columbia, à New York, cette spécialiste des marchés du gaz et de l’hydrogène, est consultée pour son approche internationale, stratégique et économique sur les énergies, par des gouvernements et des ONG. Elle a publié l’article ”Géopolitique et hydrogène” pour Techniques de l’Ingénieur durant l’été 2023. Elle revient sur son parcours, son travail d’analyse, d’étude et de conseil, lors d’un entretien qu’elle nous a accordé.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours professionnel ?

Je suis ingénieure centralienne, double diplômée franco-allemande avec l’Université de Stuttgart. J’ai commencé ma carrière en Allemagne, où j’ai découvert les piles à combustible et l’hydrogène. J’avais fait un stage de fin d’études sur la modélisation du système de reformage des piles à combustible. Puis, mon premier emploi dans un cabinet de conseil était pour Peugeot, sur le même sujet. Cependant, c’était un peu trop tôt pour l’hydrogène, alors j’ai continué à suivre ce vecteur en parallèle. Je suis passée assez rapidement au gaz naturel : je suis entrée dans un cabinet de conseil (CERA), qui suite à de nombreuses fusions acquisitions, s’appelle de nos jours S&P Global. Ensuite, j’ai élargi mes horizons en rejoignant l’Agence Internationale de l’Energie en 2009. Je l’ai quittée en 2014 pour partir travailler pour KAPSARC[1] en Arabie Saoudite pendant trois ans, et créer leur service d’analyse gaz. Ensuite j’ai rejoint BP dans le groupe du “chief economist”, qui était alors responsable de la revue statistique de l’énergie (à présent réalisée par un autre institut), et du BP Energy Outlook. Puis, il y a deux ans, j’ai rejoint le CGEP, Center on Global Energy Policy, qui fait partie de l’Université de Columbia[2]. Je travaille sur le gaz et l’hydrogène, c’est assez prenant.

Pouvez-vous nous dire en quoi consiste votre activité actuellement ?

Au sein du CGEP, une grande partie de notre travail est consacrée à faire de la recherche indépendante et non-partisane dans le but d’apporter des réponses aux questions clefs dans le domaine de l’énergie. Une partie de nos chercheurs enseignent – puisque nous sommes dans une université, celle de Columbia à New York. Par ailleurs, nous créons des opportunités de dialogue et d’échanges entre les différentes parties prenantes, par le biais d’événements, privés ou publics. Ce qui est important à retenir de notre travail, c’est l’aspect public de toute notre recherche.

Sur quels sujets êtes-vous consultée par les industriels ?

Je suis souvent consultée soit sur le marché gazier, soit sur le marché de l’hydrogène. Par exemple, durant l’année 2022, mes interlocuteurs aux Etats-Unis me parlaient de leurs projets d’exportation de GNL et me demandaient pourquoi les européens refusaient de signer des contrats long-terme. Il me fallait leur expliquer que les objectifs de décarbonation en Europe étaient à l’horizon 2050. Un projet GNL encore en construction arriverait sur le marché en 2027 ou 2028, donc le contrat long-terme se prolongerait jusqu’en 2047 ou 2048. Au regard des objectifs de décarbonation, il est donc compliqué de signer ce type de contrats pour une entreprise européenne. Pour les américains, je suis une européenne, ce qui leur permet de comprendre ce qui se passe en Europe. Et pour les européens, je suis un peu “américaine”. Par exemple, j’ai fait plusieurs éclairages sur l’Inflation Reduction Act[3], en particulier sur les marchés de l’hydrogène.

Selon vous, le gaz a-t-il une place ou un rôle à jouer dans la transition énergétique ?

Le rôle du gaz est voué à diminuer dans les pays développés, car ces pays ont des objectifs de réduction des émissions à effet de serre ambitieux. Même si certains, tels les Etats-Unis sont plus favorables au captage et au stockage du carbone (CCS), ça ne sera pas vraiment suffisant pour stabiliser la demande. Donc, je pense que les demandes européenne, américaine, ou encore japonaise, par exemple, sont amenées à diminuer. La véritable question se pose en fait pour les pays en voie de développement où la demande énergétique augmente encore. En particulier ceux qui utilisent beaucoup de charbon devraient continuer à voir leur demande en gaz augmenter. En effet, le gaz peut avoir un rôle à jouer pour pousser le charbon vers la sortie, à condition que ce gaz soit compétitif et propre. Il va falloir faire très attention aux émissions de méthane, et il faut aussi pouvoir être en mesure de décarboner ce gaz dans son utilisation finale via la capture du CO2 et son stockage. Dans ces conditions, je pense que le gaz aurait un rôle à jouer et pourrait contribuer à faire augmenter la demande. Néanmoins une demande croissante en énergies fossiles pour aider au développement est souvent vu d’un mauvais œil par certains organismes de financement ou des ONG des pays développés. Cette division entre les pays développés et ceux en voie de développement est d’ailleurs cruciale; elle va probablement réapparaître à l’occasion de la COP 28[4]. Les enjeux pour ces pays sont d’allier équité, impératifs de développement économique et objectifs de décarbonation dans le cadre des Scénarios Net Zero[5].

Mais à terme, on devrait observer une diminution de la demande globale de gaz. Plus les scénarios sont ambitieux en termes climatiques, plus la demande de gaz est faible, mais aussi, parallèlement, plus la quantité de CCS[6] nécessaire est importante.

Que pouvez-vous nous dire sur votre rôle au sein de la conférence annuelle Gastech ?

J’ai rejoint le Governing Body[7] de Gastech[8] fin 2020. Le rôle du Governing Body est de sélectionner les papiers qui seront présentés durant la conférence. Ces travaux des candidats sont répartis selon différents thèmes, comme l’évolution des marchés gaziers, de la régulation, les nouvelles technologies climatiques, le CCS, ou encore l’utilisation de nouveaux carburants dans l’aviation, ou le secteur maritime. Ces papiers couvrent un large éventail autour du gaz naturel, de l’hydrogène et ses dérivés. Chacun des membres du Governing Body note les résumés. En 2022, je suis devenue un des trois co-chairs du Governing Body, ce qui inclut la préparation de chaque conférence Gastech. Le rôle du co-chair consiste à échanger autour de l’organisation de la conférence en général, mais porte aussi sur le programme et sur la diversité des papiers qui vont être présentés. On essaie de donner davantage la parole aux femmes.

Comment voyez-vous la place de l’hydrogène décarboné par rapport à la transition énergétique, dans l’objectif France 2030 ?

Je suis opposée au fait de mettre de l’hydrogène partout. Pour moi, l’hydrogène est un vecteur à utiliser avec parcimonie, quand c’est justifié de façon technologique et économique. Les deux premières choses à faire dans une stratégie de décarbonation, c’est diminuer la demande, c’est-à-dire un mix d’efficacité énergétique et de sobriété, comme on l’a vu au cours des deux dernières années. On doit aussi électrifier, tout en ayant un mix électrique le plus propre possible. Pour certains, ça signifie plus d’énergies renouvelables. En France, l’approche, un peu différente, inclut le nucléaire, qui est aussi une énergie zéro carbone. Nos voisins outre-Rhin n’ont pas la même vision. Et en troisième position, l’hydrogène arrive sur des secteurs considérés comme difficiles à décarboner. Cela inclut les usages existants de l’hydrogène, comme la fabrication d’ammoniac dans le secteur des engrais, la fabrication de méthanol, l’utilisation dans les raffineries et la sidérurgie, mais aussi les secteurs de l’industrie qui nécessitent de hautes températures. Pour la basse température et la moyenne température, les procédés peuvent éventuellement être électrifiés. Les transports complexes (aviation, secteur maritime) nécessiteront probablement d’autres formes que de l’hydrogène pur, telles que les molécules hydrogénées. Enfin, on peut avoir recours à l’hydrogène dans le cadre de la génération d’électricité, pour faire un stockage saisonnier.
Cette molécule a son intérêt, mais ne doit pas être mise partout. Ceci dit, cette tendance a un peu fléchi récemment.

Quel regard portez-vous sur la découverte de l’importante réserve d’hydrogène en Lorraine ?

Je vais me pencher sur cet hydrogène naturel, ou géologique, afin de l’étudier. Naturellement, du point de vue de la sécurité énergétique, de l’hydrogène produit sur notre territoire serait particulièrement intéressant. Parmi les nombreuses interrogations, on se demande : les technologies sont-elles prêtes ? Dans quelle mesure peut-il être produit à un coût compétitif ? Il faudrait aussi pouvoir l’estimer, calibrer de façon plus fine les quantités de cet hydrogène potentiellement disponible.

Quels conseils donneriez-vous à un ingénieur, un technicien ou un scientifique, intéressé par ces thématiques et qui arrive sur le marché du travail ?

Mon principal conseil est de faire du networking. Dans les moyennes ou grandes villes, des événements, parfois gratuits, sont organisés par des universités, ou différentes institutions, notamment sur la thématique de l’énergie. Cela offre déjà l’occasion d’écouter ce qui se dit, mais aussi de participer, de rencontrer du monde et de commencer à se faire connaître. C’est totalement différent de ce qui se passait il y a vingt ans, quand je suis entrée sur le marché du travail. A présent, on dispose également d’outils comme Linkedin. Certaines personnes font des réflexions relativement intéressantes et se bâtissent un réseau progressivement.
Lorsque mes assistants de recherche sont proches de l’obtention de leur diplôme, on coécrit des papiers ensemble. Ils disposent déjà de leur petit réseau Linkedin, sur lequel on publie le rapport pour le mettre en avant. Puis je le partage avec mon propre réseau pour attirer l’attention sur eux. Pour moi, les personnes plus expérimentées peuvent jouer le rôle de mentors pour les plus jeunes. Ce n’est pas toujours facile, ni donné à tout le monde. J’essaie d’encourager ces jeunes gens avec lesquels je travaille.

Que vous apporte la collaboration avec Techniques de l’Ingénieur, en tant qu’auteure ?

Quand j’ai commencé à travailler, j’étais chez Peugeot. Je faisais de la modélisation du système de reformage et j’utilisais beaucoup les articles de ressources documentaires de Techniques de l’Ingénieur : sur les piles à combustible, la thermodynamique, etc. J’étais vraiment une lectrice assidue. Puis, je suis passée dans un monde dans lequel l’ingénierie avait moins d’importance. A partir de là, malheureusement, j’ai moins utilisé les articles de Techniques de l’Ingénieur. Dans le type de société de conseil où j’évoluais, on ne faisait pas forcément de l’ingénierie. Mais pour moi, ces ressources étaient très importantes. Donc, quand j’ai été contactée par Techniques de l’Ingénieur, pour rédiger un article pas vraiment technologique, mais plus dans mes sujets : sécurité de l’énergie, géopolitique, suivi du marché[9], j’étais ravie car j’ai le plus grand respect pour cette publication. De plus, c’était l’occasion d’écrire en français, ce qui est très rare. La dernière fois que j’ai rédigé en français c’était à la demande de l’école des Mines, pour la revue des mines. C’est, je crois, ma seule publication en français en deux ans. Ne mentionnons même pas la période où j’étais chez BP, aucune publication en français !


[1] King Abdullah Petroleum Studies and Research Center

[2] CGEP

[3] Inflation Reduction Act

[4] COP 28

[5] Scenarios Net Zero

[6] CCS : carbon capture and storage

[7] Gastech Governing Body

[8] Gastech

[9] Géopolitique et hydrogène

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