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Interview

Yvette Ramos : « Mon parcours a toujours été guidé par deux convictions : l’innovation et l’égalité femmes-hommes »

Posté le par Alexandra VÉPIERRE dans Entreprises et marchés

Lauréate de la catégorie “Femme Ingénieure” lors de la 15e édition de l’opération Ingénieuses, Yvette Ramos cumule les casquettes : consultante auprès de deux agences des Nations Unies, gérante d’un cabinet en propriété intellectuelle, cofondatrice de l’ONG WOMENVAI, fondatrice de la start-up Secure4Good… Elle revient sur son prolifique parcours et ses convictions pour créer une filière scientifique plus égalitaire.

Chaque année depuis 2018, Techniques de l’Ingénieur est partenaire de l’opération Ingénieuses, organisée par la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) afin de combattre les stéréotypes de genre et promouvoir l’égalité des sexes dans les métiers et formations d’ingénieur.

Parmi les 10 prix décernés (Prix de l’élève-ingénieure France, de la femme du numérique, de l’école la plus mobilisée etc.), Techniques de l’Ingénieur a rencontré les nominées dans la catégorie “Femme ingénieure”. Une belle occasion de partager le parcours de femmes scientifiques talentueuses, qui agissent pour l’égalité des genres dans leur métier.

Yvette Ramos

Ingénieure diplômée de l’EPF en 1992 en ingénierie industrielle et logistique, Yvette Ramos a complété sa formation par un MBA en 2002 et un Master en gestion des ressources humaines en 2003, obtenus à l’IAE Aix-en-Provence. Elle poursuit actuellement un doctorat en politiques publiques climatiques à l’université de Lisbonne, dont la soutenance est prévue pour fin 2025. Elle travaille également comme gérante de l’entreprise Moinas & Savoye, tout en étant consultante dans deux agences des Nations Unies. Engagée depuis près de trente ans en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes, elle a mené de nombreuses actions concrètes dans les domaines scientifique, technique et politique.

Techniques de l’ingénieur : Pouvez-vous nous parler de votre activité professionnelle ?

Yvette Ramos : De 2004 jusqu’à il y a environ 2 ans, j’ai beaucoup travaillé comme consultante auprès de l’UIT, l’Union internationale des télécommunications, qui est l’agence des Nations Unies qui régule et développe les services de télécom dans le monde. Il s’agissait alors d’apporter les communications dans les régions où il n’y en avait pas. En parallèle, depuis 2007, j’ai commencé à travailler avec l’OMM, l’Organisation mondiale de la météorologie, auprès des services météo nationaux. J’apporte donc mes compétences techniques et en ressources humaines pour aider les pays en développement à structurer leurs agences météo et demander des financements pour acheter des équipements et moderniser leurs services. En parallèle, pour me garantir un salaire minimum face à l’instabilité de l’activité de consultante, je suis aussi gérante d’une entreprise de conseils en propriété intellectuelle qui s’appelle Moinas & Savoye et qui me permet de rester proche de tout ce qui touche à l’innovation.

En quoi consiste votre activité de gérante chez Moinas & Savoye ?

Le cabinet, présent en France et en Suisse, travaille avec des clients dans les domaines de l’horlogerie, l’automobile, l’énergie…tout ce qui concerne les domaines de pointe. Nous sommes une équipe de 15 personnes au total, dont des ingénieurs brevet qui se concentrent sur la rédaction des brevets d’invention, c’est-à-dire les titres de propriété industrielle qui garantissent une exclusivité de l’invention brevetée pour une durée maximale de 20 ans. Moi de mon côté, j’ai aidé à créer la filiale en France, et je m’occupe plus précisément des ressources humaines, du recrutement… J’aime beaucoup parler de ce secteur car l’ingénieur brevet est une profession de niche pour laquelle on manque d’ingénieurs – comme dans beaucoup de secteurs -, et ce n’est pas forcément un domaine dont on parle en école, alors qu’il y a de l’emploi et que les salaires sont intéressants.

Vous poursuivez également un doctorat en politiques publiques climatiques à l’université de Lisbonne, de quoi s’agit-il ?

Ma thèse s’intéresse à la gouvernance de la géo-ingénierie, à savoir les techniques imaginées à l’échelle planétaire pour contrer le changement climatique et manipuler le climat. Ce sont des techniques à grande échelle qui sont assez effrayantes car elles se font dans l’ombre, sans que la population soit au courant. Je travaille plus précisément sur le domaine de la Solar Radiation Management (SRM) donc la gestion du rayonnement solaire, qui peut se faire par l’injection stratosphérique d’aérosols par exemple.
En 1991, après l’éruption du mont Pinatubo aux Philippines, les scientifiques ont constaté une diminution de la température planétaire d’environ 0,5 degré. Les matériaux émis par le volcan avaient atteint la stratosphère, s’étaient diffusés autour de la planète grâce aux courants de vents, ce qui avait permis de diminuer le rayonnement solaire atteignant la Terre. Donc plutôt que de travailler à limiter notre utilisation du pétrole par exemple, certains scientifiques tentent de reproduire la même chose avec l’injection d’aérosols au niveau stratosphérique, qui peuvent être nocifs sur la santé et la biodiversité. Or ces tests se font dans notre dos. Les programmes de recherche se multiplient, les financements aussi, notamment aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.
Ma thèse consiste donc à dire qu’il faut qu’on fasse attention et qu’il faudrait que les Nations Unies s’emparent du sujet pour définir un modèle de gouvernance et donc réguler à l’échelle internationale ce qu’on a le droit de faire ou pas. Car pour le moment ce sujet est très tabou et n’est pas du tout encadré. Et malheureusement, ce sont encore les pays riches qui vont impacter les plus vulnérables s’il n’y a pas un modèle de gouvernance qui se met en place.

Vous êtes également très active pour l’égalité hommes-femmes, d’où vous vient cet engagement ?

Je suis issue de l’immigration portugaise, et mes parents ont dû arrêter l’école très tôt. Pour rappel, Salazar était au pouvoir à cette époque, et faire des études en tant que femme était presque impossible. De ce fait, mes parents m’ont toujours poussée à poursuivre mes études, tandis que je voyais ma mère se battre pour être indépendante financièrement. Donc cette question d’égalité a toujours été importante pour moi. Ensuite, j’ai intégré par hasard l’école EPF, qui était à l’époque exclusivement féminine, puis je suis entrée dans le secteur de l’industrie où j’étais souvent une des seules femmes. Je me suis vraiment engagée à partir des années 2000, lors de la naissance de mon troisième enfant, en allant sur le terrain avec l’association Femmes Ingénieures. Ensuite, mon engagement a débordé sur le politique puisque j’ai été adjointe au Maire en charge de l’égalité femmes-hommes et de la lutte contre les discriminations dans ma ville de La Roche-sur-Foron entre 2020 et 2022. Même si la politique n’est pas mon activité préférée, c’est une expérience que je recommande à tous, car cela nous fait sortir de notre environnement d’ingénieurs pour être confrontés aux challenges des personnes du territoire donc c’est très intéressant. J’ai notamment initié le plan Égalité 2020-2026, le premier du département, et organisé des événements de sensibilisation, ce dont j’étais assez fière. Puis j’ai quitté ce monde politique pour être au plus proche des citoyens et citoyennes, et j’ai créé l’association La Roche Pour Elles pour les femmes victimes de violence.

C’est d’ailleurs pour les femmes victimes de violence que vous avez créé la start-up Secure4Good, pouvez-nous en dire plus ?

Avec Secure4Good, je suis en train de développer un bouton d’alerte de la taille d’une pièce de monnaie qui peut être caché dans une poche ou dans un vêtement, et qui peut être activé discrètement par les femmes victimes de violence afin de donner l’alerte. L’innovation derrière ce bouton est que l’objet connecté n’a pas besoin de passer par le téléphone, contrairement à ce qui se fait déjà sur le marché. Par exemple, il existe des bracelets connectés au téléphone par Bluetooth ou Wifi mais des personnes victimes de violence n’y ont pas forcément accès. Avec ce bouton connecté, nous passons par le réseau mobile. Nous sommes encore en phase de test avec 5 prototypes actuellement, et l’objectif à court terme est de tester la version bêta du dispositif sur des personnes volontaires, qui auront juste à appuyer sur le bouton de temps en temps.

Vers qui sera envoyée l’alerte quand une personne victime de violences actionnera le bouton ?

Nous avons réalisé beaucoup de réunions au niveau du conseil départemental, de la gendarmerie, la police etc. mais pour l’instant ce n’est pas encore allé plus loin. Nous pensons paramétrer le dispositif pour qu’il envoie l’alerte par SMS à 3 personnes enregistrées. Nous songeons aussi à reproduire le même système que pour les alarmes, à savoir que ce soit une société privée qui puisse recevoir l’alerte. Mais pour l’instant, nous n’en sommes qu’au tout début.

Parmi vos nombreuses activités, vous avez également cofondé l’ONG WOMENVAI, de quoi s’agit-il ?

En 2018, nous sommes 18 cofondateurs et cofondatrices ingénieurs et scientifiques à avoir fondé cette ONG WOMENVAI (Women and Men in Environment and Artificial Intelligence). En effet, nous avions constaté qu’en France, plusieurs associations comme Femmes Ingénieures réunissent les femmes dans les sciences, mais beaucoup de pays n’ont pas le même type de réseau. En général, il y a des réseaux d’ingénieurs mixtes mais qui sont majoritairement composés d’hommes donc les femmes ont peu la parole. Nous avons donc imaginé WOMENVAI pour porter la voix des femmes à l’échelle internationale. Ayant le statut ECOSOC auprès des Nations Unies, nous sommes observateurs de la société civile dans toutes les instances de l’ONU et toutes les conférences. Nous étions ainsi présents aux COP, à Nice pour la Conférence des Nations Unies sur l’océan, à la COP sur la biodiversité à Rome etc.

Selon vous, pourquoi est-il important de promouvoir les filières scientifiques auprès des femmes dès le plus jeune âge ?

J’ai lu beaucoup d’études et de travaux, notamment de la sociologue Jacqueline Laufer, qui prouvent que nos choix sont déjà orientés très tôt dans notre vie. De la même manière que les enfants vont être habillés en rose ou en bleu, que l’on va leur donner des barbies ou les emmener regarder les engins de chantier, toute la construction genrée se fait dès la naissance, via notre prénom, notre genre, la catégorie dans laquelle on nous place. Le cadre familial puis scolaire va peu à peu formater les enfants à agir en fonction de ce qui est attendu de leur genre. Les filles, même bonnes en maths et physiques, vont donc se tourner davantage vers la médecine que l’ingénierie. C’est pour cela qu’il faut intervenir très tôt pour déconstruire ces idées préconçues. Outre en intervenant dans les écoles, l’art, la culture et les médias ont un rôle énorme à jouer. Cela passe par exemple par la publication de portraits de femmes scientifiques pour montrer qu’elles ont des parcours passionnants. C’est une façon de montrer aux filles qu’il faut que les femmes contribuent au développement socio-économique de leur pays au même titre que les hommes. Je trouve cela tellement normal qu’il faut au maximum le répéter.

De par leur faible nombre, il est presque attendu des femmes dans les filières scientifiques d’œuvrer aussi pour l’égalité hommes-femmes. N’est-ce pas une charge supplémentaire, voire une limite pour le développement de leur carrière par manque de temps à y consacrer ?

Je suis une preuve vivante de cette charge. Je suis très souvent contactée pour tous les sujets liés à l’égalité, alors qu’outre ma carrière, j’ai aussi mes enfants -même si maintenant ils sont grands- et mes parents vieillissants à m’occuper. Mais comme je suis très active et impliquée, on me contacte toujours donc je n’hésite pas à donner les noms d’autres femmes qui pourraient intervenir. Donc oui, c’est une vraie charge, parce qu’on essaye justement de combler ce manque de femmes dans les sphères publique et politique.

Comment faire pour impliquer les hommes dans ce combat ?

Il y a déjà des hommes qui s’engagent mais je remarque que c’est souvent quand ils ont une fille en âge de subir des discriminations professionnelles et d’être confrontée à ces milieux machistes. Car oui, l’industrie est un secteur encore très misogyne et j’entends tous les jours des anecdotes de propos sexistes extrêmement violents. Ainsi, certains hommes s’engagent quand ils perçoivent le danger pour leurs filles. Après, tout le monde ne veut pas forcément se montrer sur les questions d’égalité, mais je connais par exemple un jeune homme très engagé sur ces questions, qui n’hésite pas à faire de la mise en contact entre des femmes et des associations par exemple.

Vous êtes lauréate du prix Femme Ingénieure de l’opération Ingénieuses, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Je suis honorée d’être lauréate à ce prix. Mon parcours a toujours été guidé par deux convictions : l’innovation et l’égalité femmes-hommes et depuis trois décennies, j’ai porté des initiatives concrètes pour soutenir les femmes dans les sciences et l’ingénierie. Ce prix est une belle reconnaissance, mais surtout une motivation supplémentaire pour continuer à inspirer, agir et transformer nos sociétés. Merci à la CDEFI et à toutes celles et ceux qui œuvrent au quotidien pour faire avancer l’égalité. Continuons ensemble à bâtir un avenir plus inclusif, plus audacieux et plus prometteur !

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