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Interview

Astrid Guyart : « Les femmes devraient pouvoir être dirigeantes sans avoir besoin de s’exprimer sur le sujet »

Posté le par Alexandra VÉPIERRE dans Entreprises et marchés

Nominée dans la catégorie “Femmes Ingénieures” lors de la 15e édition de l’opération Ingénieuses, Astrid Guyart est ingénieure aérospatiale chez ArianeGroup, mais également vice-championne olympique en escrime et secrétaire général du Comité olympique français. Elle nous partage les ponts entre ingénierie et sport, ainsi que son double regard sur les enjeux d’égalité.

Chaque année depuis 2018, Techniques de l’Ingénieur est partenaire de l’opération Ingénieuses, organisée par la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) afin de combattre les stéréotypes de genre et promouvoir l’égalité des sexes dans les métiers et formations d’ingénieur.

Parmi les 10 prix décernés (Prix de l’élève-ingénieure France, de la femme du numérique, de l’école la plus mobilisée etc.), Techniques de l’Ingénieur a rencontré les nominées dans la catégorie “Femme ingénieure”. Une belle occasion de partager le parcours de femmes scientifiques talentueuses, qui agissent pour l’égalité des genres dans leur métier.

Astrid Guyart – Crédit : France TV

Diplômée de l’EPF en 2006, Astrid Guyart s’est spécialisée en aéronautique et espace, et est désormais Head of Improvement chez ArianeGroup. Elle a mené de front une carrière d’ingénieure et un parcours en escrime, devenant vice-championne olympique, vice-championne du monde, vice-championne d’Europe et championne de France au fleuret.
Investie de longue date dans la vie associative et sportive, elle est également secrétaire générale du Comité national olympique et sportif français (CNOSF), administratrice du Comité d’organisation des jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 et co-présidente de la Commission des athlètes de haut niveau (CAHN). Par ailleurs, elle est autrice jeunesse de la collection « Les incroyables rencontres de Jo » aux éditions Cherche-Midi, une série de livres valorisant les valeurs du sport et son pouvoir d’émancipation.

Techniques de l’ingénieur : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

Astrid Guyart : Je suis ingénieure chez ArianeGroup, responsable d’une équipe chargée de l’amélioration continue, donc tout ce qui concerne l’efficacité opérationnelle. Avec mon équipe, nous travaillons directement sur le lanceur Ariane 6 pour assurer la montée en cadence et donc la production en série de ce lanceur qui est très attendu sur le marché pour assurer une souveraineté dans le secteur spatial à l’Union européenne et à l’Europe. Le deuxième lancement a eu lieu en mars dernier et un troisième lancement est prévu très prochainement. A côté de mon métier, je suis aussi vice-championne olympique d’escrime et secrétaire général du Comité olympique français.

Comment votre carrière sportive a-t-elle influencé votre métier et à l’inverse, comment votre métier a pu influencer votre carrière sportive ?

La formation et le métier d’ingénieur apprennent à prendre du recul, à avoir un esprit très analytique et à être dans la résolution de problèmes complexes. J’ai pu apprendre une certaine prise de recul, une capacité à regarder un ensemble de solutions à 360 degrés pour finalement créer ce qui n’existe pas encore et trouver des solutions là où la plupart des gens verraient une impasse. Savoir analyser et trouver l’opportunité derrière la contrainte m’a beaucoup servi dans ma carrière sportive.
Ensuite, ma carrière sportive m’a nourrie en tant qu’ingénieure dans la capacité à se fixer des objectifs. Avec ce double parcours, il m’a fallu prioriser pour ne pas m’éparpiller et c’est un savoir-faire qui m’aide aussi aujourd’hui dans mes fonctions managériales. Autre point que je dois au sport : la concentration. Je sais être vraiment dans l’instant présent et me dédier totalement à l’activité en cours. Cela me permet de mettre plus de qualité dans ce que je fais en étant pleinement mobilisée. Enfin, le troisième point serait l’intuition. Non pas un instinct animal, mais une forme d’intelligence situationnelle qui est liée aux expériences. Cette intuition que j’ai pu apprendre à affiner sur une piste d’escrime, je m’en sers aussi dans ma vie professionnelle. C’est assez complémentaire à ma formation d’ingénieure qui est bien plus cartésienne et basée sur la logique.

Vous intervenez également en entreprises pour des conférences établissant des ponts entre ingénierie aérospatiale et sport de haut niveau. Quels conseils donnez-vous ?

Quand je m’adresse à à une configuration managériale, en tant que manager moi-même, j’éprouve aussi dans ma chair leurs difficultés. Et que ce soit dans le sport comme dans l’ingénierie, je sais que ce qui fonctionne, c’est le sur-mesure. Quand on encadre, on a toujours besoin de l’individualisation : individualiser le management et les engagements, travailler sur la motivation… Bien sûr les compétences sont importantes mais il faut aussi travailler sur le pourquoi on veut faire les choses, les aspirations des uns et des autres. C’est ce genre de parallèles que je m’amuse à dresser avec en plus la chance de me baser sur l’escrime, à savoir le plus collectif des sports individuels. Cela me permet d’adresser à la fois la notion de l’engagement individuel, le fait de travailler sur ses forces et ses singularités, et tout cela au service d’un collectif, puisque l’escrime est aussi un sport d’équipe.

Vous êtes également active pour la parité dans les milieux du sport et des sciences. Comment se manifestent vos engagements ?

En plus de mes activités, je suis autrice d’une collection jeunesse qui s’appelle « Les incroyables rencontres de Jo », -Jo pour Jeux Olympiques- où un garçon de 10 ans rencontre des futurs champions et futures championnes. A travers cette collection, je suis amenée à intervenir dans des écoles, des collèges et des lycées. C’est l’occasion de parler de ma carrière de sportive mais aussi de mon métier d’ingénieure aérospatiale, ce qui me permet d’éveiller les consciences et de casser les stéréotypes auprès des enfants, mais aussi des enseignants. On le sait bien, il y aussi des biais du côté des professeurs qui vont par exemple plus interroger les garçons que les filles dans les matières scientifiques. Donc finalement, ce sont des messages très forts que j’adresse directement à la jeunesse lors de ces temps d’échange, durant lesquels je partage l’attrait des filières scientifiques auprès des jeunes filles notamment.
Mes engagements se font aussi au niveau du sport, afin d’ouvrir les carrières de dirigeantes sportives aux femmes. Aujourd’hui, la parité est une obligation législative donc avec le Comité olympique, nous accompagnons des fédérations pour atteindre les exigences de parité, notamment dans les conseils d’administration et les bureaux directeurs. C’est mon engagement sur la féminisation des instances et des postes à responsabilité.

Faites-vous des parallèles entre la situation des femmes dans les sciences et celle dans le sport ?

Aujourd’hui, il y a 30% de femmes dans l’industrie et 24% de femmes ingénieures. En parallèle, sur des postes d’encadrement technique dans le sport, il y a moins de 20% de directrices techniques nationales et une vingtaine de femmes présidentes sur 117 fédérations. Donc on est sur des chiffres qui sont finalement très comparables.

À votre avis, que faut-il faire pour qu’il y ait plus de parité dans les instances dirigeantes ?

Le premier enjeu à travailler, c’est la légitimité. Des femmes compétentes, il y en a déjà, mais des femmes qui se sentent légitimes, c’est une autre histoire. C’est pour cela qu’il faut d’abord les identifier, puis les former et les accompagner, non pas parce qu’elles ne sont pas compétentes mais pour justement leur donner cette légitimité. Il n’y a rien de pire que de se voir propulser dans une instance dirigeante sans en avoir les codes car un syndrome de l’imposteur peut s’installer. Or, quand on ne se sent pas légitime, on prend moins la parole, et finalement un cercle vicieux s’instaure.
Enfin, il y a l’importance des rôles modèles. On voit bien dans l’espace public aujourd’hui, seulement 6% des rues portent des noms de femmes et moins de 1% de gymnases portent le nom d’une athlète. Si la moitié de l’humanité n’est pas représentée dans l’espace public, c’est un problème car le cerveau a besoin de pouvoir se projeter. C’est ce que nous apprend la neuroscience avec les neurones miroirs. D’où l’importance des prix comme Ingénieuses.

Avez-vous remarqué des améliorations depuis le début de votre carrière ?

Oui il y a eu des améliorations mais apportées principalement par les quotas. Or le problème des quotas, c’est que ça prend du temps. Aujourd’hui, dans les instances sportives par exemple, on se retrouve avec des sièges vacants faute de femmes qui ont pu être identifiées. Donc les quotas sont nécessaires pour reconfigurer notre société mais il faut se donner du temps pour que derrière ces quotas, les sièges soient véritablement incarnés par des femmes qui se sentent à leur place. Je vais être volontairement provocatrice, mais je conseillerais aux recruteurs qui se retrouvent face à un homme et une femme à compétences égales de toujours privilégier la candidate. Parce que dans une société pas totalement égalitaire, si une femme est arrivée à un même niveau de compétences et d’expériences qu’un homme, alors elle a certainement dû déployer deux fois plus d’efforts et donc ça en dit beaucoup sur ses ressources, son engagement et sa détermination.

Que pensez-vous de la charge qui incombe aux femmes de se battre pour l’égalité, en plus de leur carrière ?

Aujourd’hui, les femmes qui prennent des postes à responsabilité ont quasiment un rôle de pionnière donc forcément elles ont envie de s’engager pour cette cause. Mais ça peut aussi devenir un frein pour celles qui n’ont pas envie d’en faire un combat personnel et qui voudraient juste que ce soit une évolution fluide dans leur carrière. La prochaine étape sera de dépasser ce phénomène, et considérer qu’avoir une carrière de dirigeante soit normal. D’ailleurs, on ne devrait pas être les seules à s’exprimer sur ce sujet, les hommes devraient le faire également. C’est un sujet de société donc un sujet politique, et il faudrait qu’on puisse avoir des carrières sans avoir besoin de s’exprimer dessus.

Propos recueillis par Alexandra Vépierre

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