Souvent assimilée au pilotage de flux physiques par l’intermédiaire de flux d’information associés, la logistique occupe une place variable en fonction du secteur d’activité où elle se déploie. D’un rôle purement opérationnel à une fonction stratégique, la place donnée à la logistique dépend bien souvent de la vision globale de l’organisation et oppose deux approches distinctes : considérer les flux comme des contraintes à piloter, ou considérer les flux comme la raison d’être de l’organisation qui se structure en fonction d’eux. Si ces deux points de vue peuvent tout à fait cohabiter dans la majorité des secteurs d’activité, il en est certains où la logistique revêt un caractère particulier : les industries « temporaires ».
Que l’on parle d’événementiel, d’aide humanitaire d’urgence, ou encore de projets de construction, la logistique occupe une place qui dépasse la simple vision opérationnelle et apparaît comme une nécessité vitale pour réussir à mener à bien des opérations parfois fortement contraintes dans le temps. Que l’on fasse le choix de les qualifier d’éphémères ou de temporaires, ces logistiques présentent toutes des caractéristiques communes reposant sur des enjeux d’intégration dans l’urgence et de pilotage d’une performance qui se doit d’être immédiate.
Comme le reconnaissent bon nombre des logisticiennes et logisticiens de ces secteurs, la logistique est une fonction de l’ombre qui ne sera mise en lumière que lors de ses échecs. En effet, quand nous participons à des événements, par exemple un tournoi sportif, il est difficile de percevoir la logistique qui s’active en arrière-plan. Et pourtant, elle est bien présente pour s’assurer de l’approvisionnement en eau, de la gestion des stocks de nourriture, de la prise en charge de l’accueil des participants, etc. Il en va de même pour une intervention humanitaire d’urgence où l’on aura bien plus tendance à évoquer une pénurie ponctuelle sur des produits plutôt que de féliciter les cellules logistiques qui arrivent à acheminer sur des terrains chaotiques des milliers de tonnes de denrées et matériels.
L’ambition de cet article n’est pas d’opposer la logistique traditionnelle et la logistique temporaire en supposant la supériorité de l’une sur l’autre, mais plutôt de questionner les spécificités de ces logistiques fortement contraintes par le temps, et d’observer les réponses organisationnelles et stratégiques déployées. En effet, si la logistique traditionnelle a fourni à la logistique temporaire de nombreux outils et méthodes largement déployés aujourd’hui (adoption du MRP (Material Requirements Planning) dans le BTP, utilisation de principes Lean dans l’événementiel, etc.), la relation inverse semble également pouvoir exister. La forte propension des acteurs industriels et serviciels à réduire leurs temps de cycles, à proposer des innovations plus nombreuses et plus rapides, ou encore à vouloir adopter de plus en plus des « modes projets » conduit à questionner la place de la logistique dans ces organisations en s’inspirant de ce qui se fait dans des industries qui fonctionnent « par nature » par projets.
De manière caricaturale, il est possible de considérer que, jusqu’à présent, dans les secteurs industriels, la logistique peut se permettre d’échouer partiellement. Certes, une erreur de gestion dans le Kanban risque de mettre à l’arrêt une ligne de production ; il est évident qu’une stratégie de réduction de stocks trop forte met en péril la réactivité d’une entreprise, mais cela ne remet pas nécessairement en cause la survie globale de l’entreprise, et encore moins la survie au sens propre des collaborateurs de l’organisation. Ce constat ne peut malheureusement pas être fait dans un grand nombre de secteurs mobilisant des logistiques temporaires ou éphémères.
L’objet de cet article est donc de tenter de décrire les mécanismes spécifiques à cette logistique en posant plusieurs questions :
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que signifient les termes de logistique éphémère et de logistique temporaire ? Ces deux logistiques sont-elles identiques, opposées ou complémentaires ?
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en quoi les logistiques éphémères et temporaires sont-elles différentes de la logistique traditionnelle ?
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quel est le rôle de la fonction logistique dans une organisation en mode projet ?
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comment fonctionnent les logistiques éphémères et temporaires sur le terrain d’industries diverses telles que l’aide humanitaire ou le BTP ?
Afin d’apporter des éléments d’éclairage à ces questions, l’article se scinde en quatre parties en adoptant une structure proposant une réflexion en entonnoir allant de définitions générales jusqu’à des lectures universitaires et spécifiques à des secteurs d’activité donnés.
Une première partie s’attache à fournir des définitions générales des termes de logistique, logistique éphémère et logistique temporaire. À l’issue de cette partie, le lecteur disposera de clés de compréhension générale et aura perçu que les notions d’organisations et de logistiques éphémères ou temporaires dépassent largement les dimensions purement temporelles.
La deuxième partie porte sur les spécificités des logistiques éphémère et temporaire. Cette partie se focalise sur trois caractéristiques fondamentales que sont le fonctionnement en mode projet, l’urgence de l’intégration et la nécessité d’une performance immédiate. À la croisée des approches professionnelles et universitaires, cette deuxième partie permettra au lecteur d’appréhender les logistiques éphémère et temporaire par le prisme de leurs spécificités et d’obtenir des clés de lecture pour des situations concrètes.
La troisième partie questionne le rôle de la fonction logistique dans les projets et illustre la place centrale qu’occupe la gestion des flux dans les phases transitoires, entre « l’avant » et le « pendant » du projet. La lecture proposée insiste ainsi sur l’importance de la gestion des transitions logistiques.
Enfin, la dernière partie propose une analyse sectorielle des logistiques éphémères et temporaires. Plusieurs secteurs seront illustrés : le tourisme, les interventions militaires, l’événementiel, les milieux extrêmes entendus ici comme un ensemble cohérent de démarches organisationnelles (interventions des pompiers, expéditions polaires, etc.), le BTP et enfin l’aide humanitaire d’urgence. Cette partie propose une structure itérative où chaque industrie est traitée de la même manière avec une revue de littérature académique, puis une présentation d’un cas emblématique ou représentatif de la logistique du secteur d’activité. Un modèle intégrateur des logistiques temporaires et éphémères conclut cette ultime partie.