L’intelligence artificielle se démocratise de plus en plus comme un outil dont la finalité industrielle est l’amélioration des performances des usines.
Braincube est une entreprise française spécialisée dans l’intelligence artificielle industrielle. La start up propose une plateforme logicielle dédiée à l’optimisation des performances industrielles à partir des données de production passées au crible d’algorithmes d’intelligence artificielle et de machine learning. Ceci afin d’identifier les leviers de performance sur la production industrielle, la qualité, ou encore la sobriété pour ses clients, dont de grands groupes industriels dans des secteurs industriels variés – agroalimentaire, chimie, automobile, matériaux… -.
Laurent Laporte, PDG et co-fondateur de Braincube[1], a expliqué à Techniques de l’Ingénieur comment l’intelligence artificielle redéfinit la production industrielle : pilotage dynamique des lignes, optimisation des recettes, réduction des gaspillages, adaptation en temps réel… Mais aussi comment elle transforme les métiers, les compétences, et les modèles industriels.
Techniques de l’Ingénieur : Quelle est la différence entre digitalisation et transformation numérique dans l’industrie ?
Laurent Laporte : On confond souvent les deux, alors qu’elles recouvrent des réalités très différentes. La digitalisation, c’est la numérisation d’un processus existant. Par exemple, remplacer un tableau blanc avec des marqueurs par un écran tactile où l’on saisit les plans d’action, les suivis, etc. C’est une amélioration, mais on reste dans le cadre de l’organisation initiale. La transformation numérique, en revanche, consiste à repenser entièrement la manière de produire. L’IA entre en jeu ici : elle permet d’automatiser, de proposer des décisions optimisées, et d’aller bien au-delà de la simple saisie. Elle devient un levier de performance. Cette transformation implique aussi un changement managérial important, car elle remet en cause des habitudes bien ancrées dans l’usine. On passe d’une logique d’outil à une logique de système global optimisé.
Quels sont les principaux cas d’usage de l’IA dans les usines aujourd’hui ?
Il existe cinq grands cas d’usage qui reviennent régulièrement. Le premier, c’est la réduction des gaspillages : matière première, eau, produits non conformes. Le deuxième concerne l’optimisation de l’efficacité des machines, c’est-à-dire produire plus avec le même équipement. Ensuite, il y a la gestion des matériaux, par exemple doser plus finement un composant coûteux comme la colle ou le polymère. Le quatrième usage, c’est la consommation d’énergie, qui est une priorité stratégique aujourd’hui. Et enfin, il y a l’amélioration des caractéristiques produits : rendre un papier plus blanc, par exemple, peut améliorer son attractivité commerciale sans augmenter les coûts. L’IA, en analysant des milliers de données issues du processus, identifie les facteurs les plus influents pour chaque objectif et permet des ajustements précis en temps réel.
Quels sont les freins actuels à l’implémentation de l’IA dans les usines ?
Le premier frein, c’est l’infrastructure. Dans de grands groupes industriels, seules 10 à 20 % des usines sont aujourd’hui capables d’exploiter pleinement les solutions d’IA : elles sont bien équipées en capteurs, en systèmes de collecte de données, et en connectivité. Le reste est souvent obsolète, fragmenté, ou trop peu instrumenté. Ensuite, il y a les aspects humains. L’IA change la façon de travailler, et cela génère des inquiétudes, notamment du côté des opérateurs qui craignent une perte de contrôle ou une forme de déqualification. Il faut donc accompagner cette transition avec pédagogie. Enfin, l’acceptabilité managériale est un sujet. Mettre en place une IA dans un environnement aussi exigeant que l’atelier suppose que les résultats soient fiables, mesurables, et qu’ils s’intègrent dans le quotidien sans alourdir les tâches. L’IA doit prouver qu’elle apporte une vraie valeur.
En quoi l’IA change-t-elle concrètement la façon de produire ?
L’IA modifie profondément la logique de production. Traditionnellement, on appliquait une ‘recette’ moyenne, issue de l’expérience, valable dans la majorité des cas. Mais cette méthode ne prend pas en compte les variations réelles de l’environnement industriel : température, qualité des matières premières, cadence, etc. Avec l’IA, on entre dans une logique de pilotage dynamique. On identifie, grâce à l’analyse de données historiques, les facteurs les plus influents sur la qualité ou la performance, et on ajuste les réglages en temps réel. C’est comme passer d’un régulateur de vitesse classique à une voiture autonome qui adapte sa vitesse, sa trajectoire et ses réactions en fonction de la route, du trafic et des conditions météo. Cela permet non seulement d’optimiser les performances, mais aussi de mieux maîtriser les aléas et d’anticiper les dégradations de qualité ou les défauts avant qu’ils ne surviennent.
Quels sont les impacts de cette évolution sur les métiers dans l’usine ?
Ils sont majeurs. D’abord au niveau des dirigeants d’usine, qui doivent désormais être capables de quantifier le potentiel de productivité accessible avec les technologies disponibles, de prioriser les investissements, et de construire des scénarios économiques fondés sur la donnée. Les ingénieurs, eux, doivent s’approprier de nouveaux outils d’analyse, produire des modèles prédictifs, tester, itérer et déployer des IA opérationnelles. Quant aux opérateurs, leur rôle évolue aussi : ils doivent interagir avec des systèmes d’aide à la décision, suivre des instructions dynamiques, et parfois céder le contrôle sur certains réglages à l’algorithme. Cela demande de la formation, mais aussi une transformation culturelle. Certains profils peuvent se sentir déstabilisés, tandis que d’autres, notamment les plus jeunes, s’adaptent plus naturellement à ces environnements digitalisés.
L’IA peut-elle contribuer à une relocalisation de la production industrielle ?
Oui, potentiellement. L’un des leviers, ce serait de taxer le transport international, notamment lorsqu’il repose sur des modes polluants. Cela rendrait la production locale plus compétitive. Si l’on ajoute à cela des outils d’optimisation puissants comme l’IA, qui permettent de produire mieux avec moins de ressources, on retrouve une équation économique favorable à l’industrie de proximité. Cela favoriserait aussi la circularité : récupération de matière, production proche des bassins de consommation, réduction de l’empreinte logistique. Ce serait un retour à des logiques industrielles régionales, plus autonomes, et résilientes face aux aléas géopolitiques et climatiques. Encore faut-il avoir les infrastructures énergétiques et humaines pour soutenir cette transformation.
Quels exemples concrets illustrent le potentiel de l’IA dans l’optimisation industrielle ?
Dans le secteur du papier, par exemple, une usine peinait à augmenter la vitesse de production à cause de casses fréquentes. En analysant les données, les équipes ont pu identifier les causes des arrêts, mettre en place des actions correctives, et augmenter progressivement la cadence sans compromettre la qualité. Autre cas : une entreprise cosmétique au Brésil visait une amélioration de 20 points de TRS. L’analyse IA a révélé trois axes d’action : optimiser les paramètres existants, améliorer la précision des saisies humaines, et ajouter des capteurs pour affiner la mesure. Dans les mines, où les enjeux de rendement sont massifs, l’IA permet d’optimiser les étapes de broyage et de séparation chimique, ce qui se traduit directement en millions d’euros d’économies. À chaque fois, la clé, c’est de capter les signaux faibles dans des environnements complexes.
L’IA est-elle bien acceptée par les opérateurs de terrain ?
C’est un sujet sensible. Les opérateurs expérimentés peuvent ressentir une forme de dépossession face à des outils qui prennent des décisions à leur place. Il y a aussi la peur de devenir ‘le prochain’ à être remplacé. Or, l’objectif n’est pas forcément de supprimer des postes, mais de rendre le travail plus précis, moins pénible, et plus sûr. Cela suppose de bien expliquer les bénéfices, d’impliquer les équipes dans les projets, et d’adapter les outils à la réalité du terrain. Pour les nouvelles générations, en revanche, l’usage d’interfaces numériques, de consignes dynamiques ou d’algorithmes est perçu comme normal. C’est un changement culturel de fond, qui peut aussi renforcer l’attractivité de l’industrie si on l’accompagne bien.
Quel rôle pourrait jouer l’IA dans la réindustrialisation de la France ?
L’IA peut être un accélérateur puissant de réindustrialisation, mais elle ne suffit pas à elle seule. Le principal frein en France aujourd’hui, ce n’est pas la technologie, mais la main-d’œuvre, l’énergie, et parfois la complexité réglementaire. Beaucoup de zones rurales ont un tissu industriel vivant mais peinent à recruter. Dans certains cas, il y a même des commandes refusées faute de personnel. L’IA peut permettre de produire mieux avec moins, mais il faut aussi un projet global : valoriser les territoires, créer des écosystèmes locaux avec des centres de décision proches des sites de production, et assurer une autonomie énergétique. C’est une vision industrielle et territoriale à reconstruire, dans laquelle l’IA est un outil, pas une fin en soi.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
[1] Braincube
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