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Interview

IA dans les usines : « Quand le "pourquoi" est clair, les freins tombent »

Posté le par Pierre Thouverez dans Informatique et Numérique

L’implémentation de l’IA dans les usines et dans l’industrie en général se démocratise de plus en plus, avec des gains certains sur la productivité, mais aussi des écueils, qu’il convient de contenir pour réellement exploiter le potentiel de l’IA au service de la performance industrielle.

Ancien responsable de l’IA et de la data chez Orano, président et co-fondateur de Vatiotech, cabinet de consulting en stratégie technologique, Pacôme Perez a partagé avec Techniques de l’Ingénieur son expérience de terrain dans le déploiement de l’intelligence artificielle au cœur de l’industrie, dans les usines. De la maintenance prédictive aux enjeux de souveraineté numérique, en passant par les limites des modèles face à l’imprévu, il dresse un panorama des conditions nécessaires à une transformation industrielle réussie s’appuyant sur l’intelligence artificielle.

Techniques de l’ingénieur : Quel a été votre rôle chez Orano ?

Pacôme Perez : Chez Orano, j’étais responsable de l’intelligence artificielle et de la data au sein de la direction de l’innovation. Cela impliquait d’intervenir sur de nombreux sites, très hétérogènes en termes d’infrastructures et de maturité technologique : des sites anciens comme Pierrelatte, d’autres très récents comme Melox, ou des configurations mixtes comme au Tricastin. J’ai aussi travaillé à l’international sur des projets de mines d’uranium au Niger, au Kazakhstan ou au Canada. Mon travail consistait à accompagner les équipes sur des problématiques industrielles concrètes, en développant des modèles d’IA pour la maintenance prédictive, l’optimisation de procédés ou la gestion de la production. L’IA était alors utilisée comme levier opérationnel, avec un objectif clair : créer de la valeur mesurable pour l’usine.

Comment l’IA transforme-t-elle la maintenance industrielle ?

L’IA change profondément la manière d’aborder la maintenance. Avant, nous fonctionnions selon un calendrier fixe : maintenance curative quand il y a casse, ou préventive selon un seuil arbitraire. L’IA permet d’aller plus loin avec la maintenance prédictive, en analysant l’historique des défaillances et les données en temps réel. Cela permet de prédire le moment optimal pour intervenir. Mais ce n’est pas tout : le vrai enjeu désormais, c’est la maintenance prescriptive, qui intègre les contraintes économiques. On ne remplace pas une pièce uniquement parce qu’elle va casser, mais parce que son remplacement à tel moment est plus rentable qu’à un autre. Cela implique de construire des modèles numériques de l’usine – des jumeaux numériques – capables de simuler les conséquences globales d’un arrêt ou d’un changement sur la chaîne de production.

Quels sont les freins persistants au déploiement de l’IA dans les usines ?

Le principal frein n’est plus technique. La captation de données est souvent déjà en place grâce aux automates. On sait stocker les données, mais on ne sait pas encore la valoriser de manière cohérente. Souvent, les projets d’IA sont lancés sans lien direct avec les objectifs business. Il manque une traduction des priorités stratégiques vers les cas d’usage concrets sur le terrain. Ainsi, beaucoup d’énergie est déployée pour peu de résultats mesurables. Il faut que les projets soient orientés par une vraie vision industrielle. Cela peut être l’amélioration de la qualité, la réduction des coûts, l’augmentation de la production… Sans vision claire, l’IA reste sous-exploitée.

Quelle est la limite de l’IA face aux imprévus industriels ?

L’IA fonctionne très bien dans des contextes connus. Elle excelle à reproduire des schémas passés et à détecter des régularités. Mais dès que l’on sort de son champ d’apprentissage, elle devient peu fiable. Un événement géopolitique, une panne administrative, un conflit social sont des situations où seule l’expérience humaine permet de prendre une décision adaptée. C’est pourquoi il est essentiel de former les utilisateurs à comprendre les limites du modèle. Un bon système d’IA indique non seulement sa prédiction, mais aussi sa zone d’incertitude. L’humain reste indispensable pour valider, arbitrer, décider.

Quel est l’impact de l’IA générative aujourd’hui dans l’industrie ?

L’IA générative n’a pas révolutionné la technologie, mais les coûts d’accès. Ce qui coûtait 50 000 € il y a encore cinq ans peut maintenant être réalisé pour quelques milliers d’euros. Cela permet à des PME ou à des secteurs aux marges réduites d’explorer des cas d’usage IA. Mais cela pose aussi de vraies questions de souveraineté : utiliser des modèles SaaS américains dans des industries critiques est risqué. Que se passe-t-il si demain l’accès à ces services est coupé ? L’industrie a besoin de solutions robustes, autonomes, intégrées. Cela implique de réfléchir à des modèles embarqués, à des IA physiques, capables de tourner indépendamment dans des systèmes critiques.

Quels sont les nouveaux enjeux liés à la sécurité des modèles d’IA ?

Il ne suffit pas de créer un bon modèle. Il faut qu’il soit robuste aux capteurs défectueux, aux attaques extérieures, aux biais, au vieillissement de l’environnement… Un capteur qui se dérègle peut fausser toute une chaîne de production. Un modèle mal protégé peut être cloné, ou ses données volées. La cybersécurité ne concerne plus seulement les données brutes, mais aussi les modèles eux-mêmes. Il faut donc bâtir des systèmes capables d’alerter quand ils sortent de leur zone d’expertise, de qualifier leur propre niveau de confiance, et d’intégrer des protections contre le bruit ou les manipulations adverses.

Pensez-vous qu’il faut développer l’IA en interne dans les entreprises industrielles ou faire appel à des experts ?

L’implémentation peut sembler simple techniquement : il est facile aujourd’hui d’importer un modèle en Python et de l’exécuter. Mais la compréhension profonde des limites, des risques et des mécanismes mathématiques reste complexe. C’est pourquoi il faut un double accompagnement : des équipes internes acculturées à l’IA et capables de relier la technologie aux enjeux métiers, et des experts externes avec une formation solide en mathématiques, en sécurité et en modélisation. C’est à l’intersection de ces deux compétences que les projets IA réussissent.

Comment accompagner les industriels dans cette transformation ?

Mon activité actuelle consiste à faire le lien entre les enjeux stratégiques des dirigeants et les technologies disponibles. Je travaille avec des entreprises employant de 60 à 20 000 salariés, en m’assurant que les cas d’usage IA sont bien alignés avec les objectifs de rentabilité, de croissance ou d’innovation. On ne fait pas de la technologie pour la technologie : on la met au service d’un projet d’entreprise. Quand le « pourquoi » est clair, les freins tombent. Les équipes comprennent le sens des outils, les dirigeants investissent au bon endroit, et l’impact est réel.

Propos recueillis par Pierre Thouverez

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