La France vient de publier sa stratégie nationale révisée pour l’hydrogène. Attendue depuis de long mois, la stratégie révisée doit permettre aux acteurs de la filière de se projeter sur une nouvelle dynamique, après une année 2024 marquée par les incertitudes.
Entre clarification des objectifs, ajustement des ambitions et conditions encore à réunir, les acteurs tricolores de l’hydrogène accueillent cette stratégie révisée avec une forme de soulagement, et des interrogations persistantes.
France Hydrogène, association regroupant plus de 400 membres acteurs de la filière hydrogène sur l’ensemble de la chaîne de valeur de la molécule, a détaillé pour Techniques de l’Ingénieur les tenants et les aboutissants de la stratégie révisée, par la voix de son président Philippe Boucly.
Techniques de l’Ingénieur : La publication de la stratégie révisée était attendue depuis longtemps. Est-elle à la hauteur des attentes de la filière ?
Philippe Boucly : La stratégie révisée était en effet attendue depuis 2023, mais elle a connu de nombreux retards avant sa publication ce mercredi 16 avril. Elle a le mérite de donner un cap, de réaffirmer l’engagement de l’État, et de structurer la filière autour de priorités claires comme l’industrie, la mobilité lourde et intensive, ou encore le développement des compétences.
L’enveloppe de 9 milliards d’euros d’aides dont 4 milliards d’euros pour le mécanisme de soutien à la production d’électrolyseurs est certes confirmée, néanmoins certains objectifs sont revus à la baisse : le cap initial de 6,5 GW d’électrolyse déployés en 2030 est ramené à 4,5 GW, ce qui est réaliste compte tenu des retards accumulés. En revanche, nous pensons que le cap de 8 GW en 2035, à la place des 10 GW initialement prévus, doit être un objectif mais pas un plafond.
Quels sont les enseignements majeurs à retenir de cette nouvelle stratégie ?
La stratégie révisée présente plusieurs avancées substantielles qui, si elles sont correctement mises en œuvre, peuvent vraiment consolider la filière française de l’hydrogène.

Premièrement, elle clarifie les objectifs à moyen terme. L’objectif d’électrolyse à 4,5 GW est plus prudent, mais reste ambitieux. Ce réajustement permet de recoller aux capacités réelles du tissu industriel et de planifier les investissements de manière plus crédible.
Ensuite, cette révision introduit une vision plus systémique du rôle des électrolyseurs. En reconnaissant leur statut de « consommateurs flexibles », la stratégie permet d’intégrer l’hydrogène dans une logique de gestion fine des réseaux électriques. Les électrolyseurs pourront adapter leur consommation en fonction de la disponibilité d’électricité , participant ainsi à la stabilité du réseau. C’est un levier important pour réduire le coût de production de l’hydrogène en s’effaçant ou en valorisant les excédents d’électricité renouvelable.
Troisième point important, cette révision met enfin en avant la nécessité de développer des infrastructures spécifiques à l’hydrogène : La question des réseaux – à la fois de transport et de stockage, notamment en cavités salines – est abordée de manière concrète. On sort d’une logique de démonstrateurs isolés pour aller vers une vraie réflexion de filière intégrée, notamment sur les grands bassins industriels et portuaires.
En outre, la stratégie reconnaît les enjeux liés à l’exportation des technologies françaises. Ce soutien à l’export, notamment en assouplissant certaines règles de financement, est crucial pour nos industriels, qui sont aujourd’hui confrontés à une forte concurrence internationale sur le marché des électrolyseurs, des piles à combustible et des composants.
En ce qui concerne les importations, la stratégie révisée clarifie la position de la France. Alors que d’autres pays, l’Allemagne par exemple, font reposer leur stratégie sur des importations importantes, cette stratégie acte que de tels projets à grande échelle ne seront pas compétitifs ni opérationnels avant 2035-2040. Elle recentre donc l’effort sur le développement d’une filière domestique robuste.
Enfin, cette révision souligne, s’il en était besoin, que le coût de l’électricité reste le facteur déterminant du coût de production de l’hydrogène par électrolyse. En cela, la stratégie appelle à mettre en place des contrats à long terme, à maintenir certaines exonérations fiscales sur l’électricité consommée par les électrolyseurs, et à obtenir de Bruxelles une prolongation au-delà de 2030 de la compensation du coût indirect du carbone.
Quelles sont les conditions supplémentaires à réunir pour que la stratégie nationale hydrogène puisse réellement se traduire en déploiement industriel ?
La stratégie révisée fixe un cap clair, c’est vrai, mais sa mise en œuvre effective repose sur un certain nombre de conditions techniques, financières, réglementaires et opérationnelles qui restent à consolider.
L’un des points les plus urgents, c’est la traduction budgétaire. On nous annonce 4 milliards d’euros de soutien à la production, répartis sur plusieurs tranches (200 MW, 250 MW, puis 550 MW), mais pour l’instant, seule une enveloppe de 492 millions d’euros est inscrite dans la loi de finances 2025. Ce montant semble insuffisant si l’on prend en compte les besoins estimés. Sans clarification rapide sur la répartition des fonds et la garantie de leur pérennité sur plusieurs années, les acteurs privés ne s’engageront pas dans des décisions lourdes d’investissement.
Ensuite, l’accès à une électricité à prix compétitif est un point central. En effet, 75 % du coût de l’hydrogène par électrolyse dépend du prix de l’électricité. La stratégie reconnaît cela, mais il faut maintenant contractualiser les conditions permettant de sécuriser cet accès via des contrats d’achat d’électricité à long terme, et des exonérations de taxes et de tarifs d’acheminement pour l’électricité consommée par les électrolyseurs.
De plus, de nombreux textes d’application manquent encore à l’appel. La TIRUERT par exemple, qui doit permettre d’intégrer l’hydrogène dans les obligations de distribution d’énergies renouvelables, n’est toujours pas opérationnelle. Il faudra probablement créer un compartiment spécifique pour l’hydrogène dans ce dispositif.
Il faut également une visibilité sur le long terme en ce qui concerne les dispositifs de soutien. L’État doit non seulement publier les textes, mais aussi garantir que les règles du jeu ne changent pas tous les 18 mois. Il faut une trajectoire d’investissement claire, un calendrier d’appels à projets prévisible, et une transparence totale sur les critères d’éligibilité.
Enfin, le développement d’un réseau hydrogène – pour le transport et le stockage – est fondamental. Aujourd’hui, les industriels sont prêts à produire et consommer de l’hydrogène, mais il n’y a pas encore les tuyaux pour les relier. Il faut anticiper les besoins futurs, et dimensionner les infrastructures dès maintenant.
Aussi, la stratégie doit mieux prendre en compte les cas d’usage spécifiques où la batterie ne suffit pas : nécessité d’une longue autonomie sur la journée, d’une forte disponibilité, un temps de recharge court, un maintien de la charge utile ou des besoins énergétiques plus importants (bennes à ordures, remorques frigorifiques, conditions climatiques sévères, dénivelés importants) p… Il ne s’agit pas de tout miser sur l’hydrogène dans la mobilité, mais de reconnaître sa complémentarité avec d’autres modes de transport. Cela suppose aussi de flécher des financements vers les flottes, les stations, les véhicules adaptés, ce qui reste encore trop vague dans les textes actuels.
Quelle place voyez-vous pour la mobilité hydrogène dans cette stratégie ?
La place des mobilités est claire dans la Stratégie : l’hydrogène a un rôle essentiel pour la décarbonation des mobilités lourdes et intensives. Les transports aérien et maritime font l’objet d’obligations réglementaires au niveau européen qui vont les amener à l’incorporation de volumes croissants de carburants de synthèse. Le soutien à l’émergence d’une filière de production d’hydrogène pour la fabrication de carburants synthétiques en France est un des points phares de la Stratégie. Une opportunité dans laquelle la filière française est déjà pleinement engagée, avec des atouts et des acteurs industriels mobilisés.
Nous avons cependant alerté sur le manque de reconnaissance de la mobilité routière hydrogène, qui reste présentée comme secondaire. Pourtant, pour des usages spécifiques que je viens de rappeler, l’électrique à batterie ne suffit pas. Il faut sortir d’une logique d’opposition batterie/hydrogène et acter le fait que les deux sont complémentaires. La mise en place d’un dispositif de soutien au déploiement de véhicules utilitaires légers annoncé par le gouvernement en même temps que la Stratégie est un premier signal donné au déploiement de la mobilité routière intensive.
L’Allemagne semble très en avance sur les infrastructures hydrogène. Est-ce un modèle à suivre ?
L’Allemagne est plus structurée, oui. Elle prévoit par exemple 9000 km de réseau dédié d’ici 2032 et a mis en place un mécanisme de financement des infrastructures par avance remboursable, ce qui permet d’amortir les investissements lourds en début de phase sans pénaliser les premiers clients. En France, nous devons absolument avancer sur ce point, sans quoi les premiers projets risquent d’être freinés par l’absence de réseau opérationnel. L’approche allemande est pragmatique : elle anticipe les besoins futurs plutôt que de suivre la demande, ce qui peut constituer une source d’inspiration.
Et si l’on élargit la comparaison au niveau européen et mondial ?
L’Espagne mise sur son potentiel solaire, mais devra encore démontrer sa capacité à industrialiser. L’Europe reste globalement en retard sur la Chine et les États-Unis. Cela dit, avec cette stratégie révisée, la France recolle au peloton de tête. On ne peut pas faire en trois ou cinq ans ce que d’autres ont mis dix à vingt ans à construire. Ce qui compte maintenant, c’est d’avoir de la visibilité, car sans visibilité, les acteurs n’investiront pas.
Aujourd’hui, cette stratégie redonne confiance. Mais la publication du texte n’est qu’un début. Il faut désormais que cette vision soit accompagnée de moyens financiers clairs, visibles, durables. La filière a besoin de cette visibilité pour investir et se développer.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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