L'Union Européenne a longtemps privilégié une politique de concurrence plutôt qu'une véritable stratégie industrielle, ce qui a laissé les constructeurs continentaux relativement désarmés face à des concurrents bénéficiant de soutiens étatiques plus marqués.
Les difficultés de la transition électrique, les hésitations politiques, le manque de clarté des directives européennes et la nécessité de développer une filière industrielle européenne forte, incluant la production de batteries, constituent les défis à venir pour l’industrie européenne de la mobilité électrique. Qui plus est dans un contexte immédiat de grande incertitude liée aux annonces récentes du président Trump.
Si l’Europe a par le passé et jusqu’à très récemment refusé d’assumer un rôle de stratège pour guider le développement d’une filière industrielle compétitive sur l’ensemble de la chaîne de valeur des véhicules électriques, à l’instar de ce qui se passe en Asie et aux Etats-unis, la donne est peut-être en train de changer. Notamment sous l’impulsion allemande.
Bernard Julien est maître de conférences en économie à l’Université de Bordeaux. Directeur du Groupe d’étude et de recherche permanent sur l’industrie et les salariés de l’automobile (Gerpisa) jusqu’en 2015, il a ensuite fondé un cabinet d’étude, FERIA, dédié à la formation, à la recherche et aux études sur l’industrie automobile. Il a expliqué à Techniques de l’Ingénieur la difficulté pour l’Europe d’assumer une réelle politique industrielle en matière d’automobile, et en quoi cet état de fait pourrait évoluer avec la période actuelle.
Techniques de l’Ingénieur : Peut-on vraiment parler d’une politique industrielle européenne dans le secteur automobile ?
Bernard Julien : Pas vraiment. Historiquement, l’Europe n’a jamais mis en place une politique industrielle explicite pour l’automobile. Plus généralement, l’Europe n’a même jamais mis en place de politique industrielle digne de ce nom. Bruxelles s’est plutôt reposée sur une vision libérale, dans le sens où les institutions européennes ont laissé à la fois la concurrence faire son œuvre entre grandes firmes européennes, et les industriels eux-mêmes décider de leurs orientations technologiques.
Cela s’illustre d’ailleurs à travers la politique de neutralité technologique affichée depuis longtemps au niveau européen, qui traduit un refus d’arbitrer et de faire des choix technologiques assumés. Mais cette posture a montré ses limites. Pendant que la Chine, les États-Unis, ou la Corée mettaient en place des stratégies claires, l’Europe s’est privée d’un cap commun, et donc de plan structurant, de soutien coordonné à l’industrie… Cela s’illustre aujourd’hui par une très grande difficulté à faire émerger une filière compétitive, et par le recours à la pression réglementaire, notamment environnementale, comme principale orientation stratégique.
L’Europe a pourtant fixé des objectifs ambitieux sur la fin des moteurs thermiques. Pourquoi cela n’a-t-il pas suffi ?
L’Europe a imposé des objectifs sans construire la filière qui permet de les atteindre. C’est ce que j’appelle « mettre la charrue de l’électrification avant les bœufs de la filière ».
À partir de 2020, la réglementation européenne a exigé une forte baisse des émissions de CO₂, poussant de fait vers l’électrique, seule autre technologie alors mâture. Cela laisse d’ailleurs songeur sur la réelle neutralité technologique prônée par Bruxelles. Mais les constructeurs n’étaient alors ni prêts technologiquement, ni outillés industriellement pour prendre ce virage de manière si brutale.
Les constructeurs européens ont donc décidé d’attaquer le marché de l’électrique par le haut, en proposant des véhicules haut de gamme à plus de 40 000 euros, loin des moyens de la plupart des ménages. Avec un résultat logique : des ventes qui stagnent, un manque d’offres abordables, et une défiance des consommateurs. Et comme l’électrique d’occasion reste rare pour le moment, l’image d’un produit réservé aux riches persiste. Il aurait fallu planifier l’émergence d’une filière européenne cohérente : production de batteries, infrastructures, formation… Au lieu de ça, on a laissé les industriels seuls, avec une politique faite d’injonctions confuses.
Aujourd’hui, la Chine est en avance sur l’Europe en ce qui concerne les véhicules électriques. Le vieux continent est-il en mesure de combler le retard accumulé ?
Il faut bien comprendre la différence de contexte. La Chine est partie plus tôt que l’Europe sur les véhicules électriques, avec une stratégie étatique assumée, des subventions massives, une planification très organisée. L’Europe, elle, découvre l’exercice. Et surtout, elle refuse encore trop souvent de dire qu’elle mène une politique industrielle. C’est une forme de tabou idéologique hérité de décennies de dogmatisme sur la concurrence libre et non faussée.
Nous sommes aujourd’hui, dans le domaine de l’électrique, une industrie émergente, confrontée à des géants déjà bien établis. Et comme dans tout processus d’émergence, il faut de la protection temporaire pour grandir : des subventions ciblées, ainsi que des exigences environnementales et sociales qui font office de barrières intelligentes face aux concurrents étrangers, des politiques d’achat public… Tout cela est possible, mais demande une coordination que l’Europe a encore du mal à mettre en œuvre.
Peut-on espérer faire émerger une filière batterie compétitive et souveraine en Europe ?
C’est un défi immense. On a certes vu naître des projets comme Northvolt ou ACC, mais les résultats sont contrastés. Certains projets ont été soutenus sur des promesses mal ficelées, parfois sans réelle capacité industrielle derrière. C’est le cas pour Northvolt, avec les résultats qu’on connaît aujourd’hui. D’autres projets, plus solides, avancent, mais restent dépendants de choix technologiques risqués voire déjà dépassés. Le vrai problème, c’est que l’Europe manque d’expertise interne pour évaluer, orienter, et faire des choix industriels éclairés.
À Bruxelles, il n’y a pas d’administration technique à même de faire contrepoids aux lobbys ou aux cabinets privés, contrairement à la DGE en France, par exemple, qui garde un certain savoir-faire et une expertise reconnue. Cela rend la construction d’une filière souveraine difficile, car les choix sont souvent dictés par les industriels eux-mêmes, sans une vision d’intérêt général clairement affirmée.
Le contexte géopolitique actuel peut-il changer la donne pour l’Europe ?
Oui, il pourrait provoquer un tournant. La guerre en Ukraine, les tensions avec la Chine, le désengagement progressif des États-Unis sur certains sujets de défense… Tout cela pousse l’Europe à repenser sa souveraineté, pas seulement militaire, mais aussi industrielle.
L’Allemagne commence à prendre conscience des risques de sa dépendance à la Chine, notamment dans l’automobile, ce qui est relativement nouveau mais pourrait s’avérer potentiellement structurant pour la filière européenne.
Par ailleurs, le débat sur le réarmement remet en question les règles d’austérité budgétaire. Si l’on peut lever des freins pour financer la défense, pourquoi pas pour la transition écologique ou la construction d’une industrie électrique européenne ? Ainsi, l’idée même de politique industrielle souveraine gagne en légitimité. Reste à transformer cette prise de conscience en stratégie partagée, et surtout en action coordonnée. Il n’est pas trop tard, mais le temps presse.
Propos recueillis par Pierre Thouverez
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